La journaliste et écrivain, Anne Vallaeys, a enquêté sur les nuisances provoquées par le loup, présenté en prédateur séduisant. Nous reproduisons ci-dessous une interview donnée au journal Le Midi Libre. Pour en savoir plus, lire son livre "Le loup est revenu"
Officiellement le premier couple de loups a été observé de visu dans le Mercantour, à Vésubie en 1992 (1). Officiellement encore, il serait venu des Abruzzes où depuis les années 70, des loups étaient protégés par l’autorité publique. Et l’on suivait leur progression. Ils seraient remontés jusqu’au Piémont puis, côté France, dans le Parc du Mercantour. Mais dès les années 80, beaucoup de rumeurs circulaient sur des lâchers clandestins de loups sur le territoire, en Lozère notamment…
A environ 300. Ils sont répartis sur tout l’arc alpin, du sud provençal jusqu’en Savoie, mais encore dans le massif central, les Vosges et le Jura. La Lozère est touchée, ainsi que l’Ardèche et maintenant l’Aveyron. Il y a deux ans, quand j’ai commencé mon enquête, on dénombrait 19 meutes et 29 zones permanentes. Aujourd’hui, on répertorie 31 zones. Depuis 2005, on trouve aussi les loups dans les Bouches-du-Rhône, le Vaucluse, le Gard, le Gers. L’animal occupe désormais un quart du territoire national.
Dans les Alpes-Maritimes, le département le plus touché, c’est une catastrophe: on relève près de 300 attaques par an. Six meutes se sont installées de façon permanente dans ce département et les bergers vivent en état de guerre, la peur au ventre. Plus de 2.000 brebis y ont été massacrées en 2013. Plus généralement, d’une année l’autre, le nombre de brebis égorgées, éventrées ne cesse de croître: 2.600 en 2010, 4.913 en 2011, 6.102 pour cette année. Dans certains quartiers d’estive de l’arc alpin, la situation est devenue ingérable. Au point que les bergers et les éleveurs redescendent des alpages plus tôt dans la saison ou décident d’abandonner le métier. Les moyens de protection imposés aux bergers depuis 20 ans révèlent leurs faiblesses. Certains quartiers d’alpage ne se prêtent pas aux “parcs de regroupement nocturne” et les chiens patous sont vulnérables face aux méthodes d’attaque des loups.
Quand j’entends dire: "De quoi se plaignent-ils, ils sont indemnisés", ça me fait bondir. Sur le plan économique, ces indemnités n’atteignent jamais le préjudice subi. L’indemnisation est calculée selon une grille tarifaire bureaucratique qui ramène les brebis à l’état de choses. Et l’argent ne fait pas tout. Un troupeau est une cellule close, un corps vivant, la moindre agression provoque des traumatismes pour l’ensemble des brebis: stress, stérilité, perte de poids… Pour un berger, c’est le travail de toute une vie. Comment le berger peut-il accepter l’idée de laisser les animaux au prédateur alors que son travail, son devoir même consiste à veiller sur les brebis à leur faire une "vie bonne", contrairement à l’élevage industriel? Il y a là quelque chose d’obscène et je m’insurge contre cette représentation marchande, sélective de l’animal et du troupeau.
Il y a peu, les bergers et les moutons incarnaient la liberté et l’équilibre avec la nature. Aujourd’hui, c’est le loup qui l’incarnerait. Les bergers sont considérés comme des intrus, des fléaux pour la biodiversité selon certains écolos. On voudrait que le mouton disparaisse de la montagne et devienne juste une machine à viande. Ces histoires de loups frôlent l’hystérie. On légitime la présence du loup par des notions scientifiques qui voudraient qu’il soit la clé de voûte de la biodiversité, qu’il n’attaque qu’à la hauteur de ses besoins alimentaires, etc.
Derrière cet habillage, il y a un discours idéologique. Certes, il y a une fascination pour le loup, je la partage, mais il faut séparer le mythe des contes et l’animal prédateur. Métaphore de la société moderne, le loup incarnerait la liberté, le chef-d’œuvre de la création, un symbole souverain d’une sauvagerie "naturelle", l’apologie de la force, de la performance. Au siècle dernier, l’abeille et l’esprit de la ruche représentaient le modèle idéal. Aujourd’hui, dans nos représentations, le loup est devenu intouchable. L’aspiration à la nature ne suffit plus, on la veut sauvage. Mais cette nature n’est sauvage que dans notre imagination et nos désirs, car la montagne est devenue un espace ludique, une aire de jeu dédié à l’écotourisme. On est dans l’artifice, les Alpes ne sont pas l’Alaska.
Propos recueillis par Laure Joanin
Source: Le Midi Libre du 8 décembre 2013