En Espagne, l'ours est protégé mais le loup est toujours chassé
Si, depuis 1995, le plantigrade n'est plus menacé, l'expansion du canidé inquiète les professionnels du tourisme.
Monts Cantabriques (Espagne) de notre envoyé spécial
Sur les murs ornés de trophées de chasse de ce café, es photos sont sans équivoque: ici, un chasseur pose, le pied sur la tête de l'ours qu'il vient d'abattre, là une dépouille
de loup est pendue à un bâton porté sur les épaules de deux montagnards. Dans le village de Pola de Somiedo, nimbé de pluie et de brouillard, ces clichés en noir et blanc racontent
l'histoire encore fraîche de cette vallée reculée des monts Cantabriques, à moins de 100 kilomètres d'Oviedo, la capitale des Asturies. Dans la vallée voisine de la Teverga,
le patron du seul café de Proaza a préféré afficher une photo couleur récente de deux ours, bien vivants.
Les hommes de ces montagnes ont toujours vécu avec les grands prédateurs. Si la cohabitation n'est pas toujours aisée, elle ne se règle plus à coups de fusil. La vallée de Teverga
appartient au périmètre de la réserve naturelle de Somiedo, érigée en parc naturel régional en 1988 et qui se targue d'avoir obtenu le label de "réserve mondiale de biosphère",
décerné par l'Unesco.
Prolifération des cerfs
Les monts Cantabriques sont le refuge des derniers ours espagnols. On en recenserait une centaine à Somiedo et dans ses environs, selon Roberto Artasanchez, président du Fapas, une
association qui milite depuis vingt et un ans pour la conservation de cet oso pardo cantabrico. L'association est un véritable ange gardien pour ces ours. Elle sème des parcelles
de maïs, plante des arbres fruitiers et installe des ruches dans la montagne, espérant ainsi détourner la voracité des plantigrades des cultures et du bétail. Mais, si
l'association soigne ses bonnes relations avec les agriculteurs et les chasseurs, M. Artasanchez reconnaît l'appui décisif de la Guardia civil (la gendarmerie espagnole) pour
mettre un terme au braconnage qui a longtemps menacé l'espèce dans les monts Cantabriques.
En Espagne, tuer un ours est considéré, depuis 1995, comme un "délit écologique", passible d'une peine de prison et d'une très forte amende. Le mammifère a été classé parmi les
espèces menacées d'extinction en 1990. On a pourtant constaté la mort violente d'une dizaine d'animaux au cours de la dernière décennie, relève Guillermo Palomero, président de la
Fondation Oso Pardo. Les patrouilles en 4 x 4 de cette autre association de protection de l'ours trouvent, chaque année, des centaines de collets dans la montagne.
M. Palomero explique que ces filins d'acier sont posés par les agriculteurs pour se défendre du gros gibier, de plus en plus nombreux. Les chiffres des indemnisations qui leur sont
versées montrent que sangliers et cerfs provoquent davantage de dégâts que les ours et les loups. Alors que les grands prédateurs ont toujours hanté la région, c'est l'introduction
de cerfs dans les années 1950 et l'instauration de réserves de chasse qui expliquent cette prolifération.
Un scientifique français, Vincent Vignon, qui s'est rendu à Somiedo pendant une dizaine d'années pour y étudier la prédation des loups, a démontré que cette abondance de gibier a
favorisé l'expansion des meutes. A la différence de l'ours, dont les effectifs n'amorcent qu'une timide reprise, le loup gagne rapidement du terrain dans les Cantabriques. Son
retour annoncé au sein du parc national des Picos de Europa, le site le plus emblématique et le plus visité de la cordillère, avec ses sommets enneigés qui culminent à 2.000 mètres,
provoque la polémique. Il y aurait une cinquantaine de loups dans le parc, selon le représentant des éleveurs de la vallée de Covadonga.
La situation locale, qui n'est pas sans rappeler l'arrivée du loup dans le parc du Mercantour en France, est aggravée par la récente décision du Conseil constitutionnel de confier
la gestion des parcs nationaux aux régions autonomes. Or trois régions (Asturies, Cantabrie, Castille-Léon), de sensibilités politiques différentes, se partagent le territoire du
parc des Picos
Strychnine
Comme en France, le gouvernement autonome des Asturies vient de décider d'abattre six loups: pas assez pour les éleveurs, beaucoup trop pour les écologistes. Les associations de
protection de l'ours, elles, préfèrent ne pas prendre part à la polémique. "Le loup, c'est moins de 1 % d'impact économique et 99 % d'impact médiatique", résume Roberto Artasanchez,
du Fapas. Sans le dire explicitement, son homologue de la Fondation Oso Pardo serait presque soulagé par ces tirs de régulation, seuls à même de limiter l'emploi de poison comme la
strychnine, qui tue autant les ours que les loups. En Espagne, qui abrite la plus grosse population de loups d'Europe occidentale (2.000 à 3.000, selon les estimations), l'espèce ne
jouit pas d'une protection totale et peut être légalement tirée après autorisation. Dans la sierra de la Culebra (Léon), les permis de chasse aux loups sont même vendus aux enchères.
Le contraste est néanmoins saisissant entre le branle-bas provoqué par le retour des loups dans le parc national des Picos de Europa et la sérénité affichée dans le parc régional
de Somiedo, à une petite centaine de kilomètres seulement. Aucun ours ne vit à demeure dans les Picos, trop élevés, mais des milliers de visiteurs peuvent cependant voir quelques
fauves, mélangés à des animaux plus exotiques, dans un petit zoo aménagé en bordure d'immenses parkings pour autocars.
Certains professionnels du tourisme s'alarment à la perspective de voir des loups arriver sur les plages de Llanes. A l'inverse, le jeune tenancier du café des chasseurs de Pola de
Somiedo explique que l'ours est "une chance" pour sa vallée, perdue dans la montagne. Il vient d'aménager une quinzaine de chambres pour recevoir les touristes. Le village, qui
n'avait aucune structure d'accueil il y a vingt ans, mise aujourd'hui sur l'écotourisme. Alors que l'ours est devenu l'ami du tourisme, le loup demeure l'ennemi à abattre.
Stéphane Thépot
Source: Le Monde du 6 janvier 2005