La protection de l'ours est toujours source de polémique. Jusqu'à maintenant, nous pensions que cette polémique se situait uniquement entre éleveurs et les écologistes. Entre
les "pour" et les "contre", entre les bons et gentils et les vilains casseurs.
Maintenant des voies scientifiques se font entendre comme ci-dessous. Et nous n'avons pas encore vu les sociologues se prononcer sur les méthodes employées par les services de
l'état avec l'aide d'associations de protection de l'ours.
Jean-Pierre Digard, directeur de recherches au CNRS, est ethnologue. Après avoir travaillé sur les sociétés d'éleveurs nomades, il a étudié les relations à l'animal dans les sociétés développées et publié des essais sur cette question, notamment Les Français et leurs animaux (Hachette).
Des personnalités politiques de tous bords, Jacques Chirac en tête, défendent la réintroduction de l'ours dans les Pyrénées.
Pourquoi un tel élan?
Il est dans l'air du temps, surtout celui des villes. Aujourd'hui, le citoyen urbain est mu par un sentiment "animalitaire", décalque de l'humanitaire, nourri de culpabilité. Il est omnivore, il mange de la viande. Pour assumer en toute conscience l'abattage de millions d'animaux domestiques vaches, cochons, volailles, les citadins modernes ont besoin de porter au pinacle d'autres animaux, dans deux catégories opposées: l'animal familier chien, chat, plus choyé que jamais, et, à l'autre extrême, l'animal sauvage. Celui-ci est le parangon de la nature, un animal que l'on croit vierge de l'action humaine, réputée mauvaise. Cette représentation de la nature est majoritaire et donc "politiquement correcte". Les politiques n'y sont pas insensibles, soit parce qu'ils la partagent, soit par opportunisme électoral.
A l'inverse, du côté des éleveurs, n'y a-t-il pas une surenchère dans l'opposition?
Pour eux, la menace n'est pas seulement affaire de symbole. Ils vivent une crise de l'élevage extensif dans laquelle l'ours représente une nouvelle source de dégâts potentielle. D'autant que leurs troupeaux sont plus vulnérables à la prédation que ceux d'Italie, d'Espagne ou des Balkans. En France, les éleveurs n'accompagnent pas leur cheptel, ils les laissent sous le contrôle des chiens. C'est là une exception française, récente, en rupture avec toutes les traditions. Or les chiens ne vont pas s'attaquer à des ours, sauf à être poussés à le faire par leur maître.
Le slogan "Ou l'ours, ou l'homme" vous semble donc juste?
Dans le cas des Pyrénées, oui. A cause de la situation des éleveurs, et aussi de la démographie humaine qui n'a rien à voir avec celle de la Slovénie d'aujourd'hui, ni même avec celle des Pyrénées d'autrefois. En Haute-Garonne, on compte 170 habitants par km2. Au début du siècle, c'était 100. Et en Slovénie, à présent, 10. Or un ours qui rencontre souvent l'homme et ne l'identifie pas à une menace est un ours potentiellement dangereux. Les dresseurs savent le danger d'un lion nourri au biberon.
Pour préserver la biodiversité locale, ne faut-il pas prendre des risques?
D'abord, l'ours brun n'est pas une espèce menacée. Et la protection ou la réintroduction d'une espèce n'est pas forcément bénéfique pour la biodiversité. Les loups, dans les Alpes, ruinent les efforts de réintroduction du mouflon de Corse. Il faut préserver les espèces sauvages menacées car la pression humaine est de plus en plus forte. Mais la coexistence n'est pas toujours possible: il n'y a souvent d'autre choix que de créer des sanctuaires. En Inde, les éleveurs coexistent avec les derniers lions asiatiques qu'ils ont toujours connus. Il en serait différemment s'il s'agissait de les réintroduire. Il faut protéger les espèces avec discernement. Mais la "liste rouge" des espèces menacées impose une même protection urbi et orbi. Ainsi, une espèce protégée devient une nuisance en puissance. Tel le cormoran, une plaie pour la pisciculture en Ile-de-France.
Propos recueillis par Corinne Bensimon
Source: Libération du 6 mai 2006