Le Monde des Pyrénées

Loups ou fromage? Cas du fromage de Cabrales

Un des amis asturiens de l'ADDIP, Luis Aurelio Gonzáles Prieto, vient d'écrire avec la collaboration de Isabel Marcos Curevo-Arango un très beau livre illustré de splendides photos de José Díaz: «el libro del Cabrales – el sabor del saber»: le livre de Cabrales – la saveur du savoir.

1/ Edité par le Consejo regulado del Queso de Cabrales et la Fundacion Cabrales, D.L.: AS – 2012/2011 – aec l'aide du Cosrocio del Oriente de Asturias, du Gouvernement autonome de la principauté des Asturies, du Ministère espagnol de l'Environnement du Milieu Rural et de la Marine, et des programmes européens FEADER et Leader.

- Introduction

Le livre est une somme sur l'histoire, la situation présente et l'avenir d'un des fromages les plus emblématiques des Asturies: le Cabrales, produit dans une des zones les plus connues du massif Cantabrique des Picos de Europa puisqu'on y trouve le sommet emblématique de la chaîne, le Picu Uriellu de son nom asturien, plus connu sous celui de Naranjo de Bulnes, un des hauts lieux de l'escalade en Espagne (carte en II, page 3).

Le prologue du livre est écrit par Juan Luis Rodríguez Vigil qui fut Président de la Principauté des Asturies entre 1991 et 1993. Licencié en droit, il est aussi l'auteur de divers travaux consacrés aux montagnes communales asturiennes gérées par les communautés locales concernées, ainsi qu'à l'inquisition asturienne et notamment à une sorcière du XVII°, Ana María García, une des rares «femmes loups» de l'histoire de la sorcellerie en Espagne ... mais qui finalement ne fut ni torturée ni condamnée par l'inquisition lors de son procès en 1648.

Il est aussi question de loups dans le prologue de Juan Luis Rodríguez Vigil à l'ouvrage de Luis Aurelio, nulle sorcellerie cependant, au contraire une réalité bien plus concrète et redoutable. Comme d'autres fromages asturiens aujourd'hui menacés pour les mêmes raisons, le Gamoneu notamment, le Cabrales est fabriqué à partir du lait de vaches, chèvres et brebis. L'arrivée massive du loup, aujourd'hui espèce protégée, dans les montagnes concernées où jusqu'alors il était systématiquement éliminé dès qu'il pointait son nez a une conséquence redoutable: devenus légalement impuissants face à ses attaques, les éleveurs dans certaines zones ont cessé d'élever les petits ruminants, ou se trouvent confrontés à des pertes incessantes.

Dans les deux cas, c'est directement l'avenir de ces fromages qui est menacé alors qu'ils sont très recherchés, de très haute qualité gustative dans leur fabrication traditionnelle d'une extrême complexité. Disparaît alors un produit on ne peut plus écologique dans ses modes de production, et source de richesse et développement économique pour les villages concernés.

Je traduis ci-dessous le passage de ce prologue consacré à cet inquiétant problème.

B. Besche-Commenge, ASPAP/ADDIP

- Traduction des pages 11-12 du prologue: (Notes explicatives et carte sommaire de situation des lieux à la fin - B. Besche-Commenge, ASPAP/ADDIP)

«Le livre ne pouvait faire l'impasse sur quelques uns des problèmes directement liés au bétail et au pastoralisme et qui rendent particulièrement difficile le développement du fromage de Cabrales. Il s'agit très concrètement de la difficulté à continuer aujourd'hui l'élevage sous ses formes traditionnelles et de la nécessité d'adopter des systèmes à la fois plus efficaces et plus humains. À mon sens, cela est possible en substituant les technologies informatiques et électroniques à l'homme et aux chiens pour le contrôle des troupeaux. Mais un préalable est incontournable: garantir que le petit bétail (1) puisse pâturer librement dans les Picos de Europa sans risquer de périr sous les crocs des bêtes sauvages.

«Éviter la destruction des troupeaux est une priorité qui exige le contrôle ou l'élimination du loup dans les estives et pâturages que parcourt le petit bétail. En effet, loups, brebis et chèvres sont purement et simplement incompatibles, il en est ainsi depuis des siècles, et aucune de ces espèces ne s'est transformée ces vingt dernières années au point d'être devenue compatible avec l'autre.

«Aujourd'hui comme hier, où il y a le loup il ne peut y avoir des brebis, et vice versa. Et cela n'a rien à voir avec la protection du milieu ni n'implique quelque agression que ce soit contre l'environnement. Une grande partie du paysage des Picos de Europa a été façonné par les bergers de Cabrales au cours de milliers d'années, et nul ne peut dire qu'ils n'aient pas bien, et même remarquablement bien, protégé ce milieu et la nature. On leur doit la qualité actuelle de l'environnement et des paysages dans les estives et les pâturages de montagne.

«Car ces espaces sont en grande partie d'origine anthropique, fabriqués au cours des siècles par les bergers avec leurs brebis et leurs chèvres. Ils nous ont été transmis jusqu'à aujourd'hui où il nous est possible d'offrir à nos visiteurs, touristes, montagnards, écologistes, cette nature et cette beauté qui les caractérise. Ces terrains sont le fruit d'un ancestral régime de chemins d'accès aux estives, que nous connaissons bien grâce aux relativement récentes ordonnances de pâturage de Bulnes et Camarmena en 1780, qui ne font que reprendre des normes sûrement millénaires.

«Pendant des siècles et des siècles, les estives des Picos ont été utilisées par les petits ruminants, et tout au long de ce temps les hommes de Cabrales ont tout fait pour que leur bétail puisse pâturer sans risquer sa vie. De la lointaine année 1610 nous est parvenue l'ordonnance de chasse aux loups dans le «chorco» de Corona sur la commune de Valdeon (2). Elle ne fait que reprendre des ordonnances coutumières aux racines bien plus anciennes, que l'on retrouve sous des formes similaires dans tous les Picos de Europa. Il est donc bien évident que la nécessité de contrôler ou éliminer les loups des estives parcourues par les petits ruminants n'a pas surgi d'un coup aujourd'hui, motivée par je ne sais quelle fantaisie ou méchanceté politiquement incorrecte.

«Sur ce sujet, je partage l'avis de l'auteur du livre, Luis Aurelio G. Prieto: je crois que l'on ne doit pas envisager la relation loup/bétail de façon émotionnelle ni épidermique, mais rationnellement, avec son intelligence. Par exemple, vaches et chevaux peuvent cohabiter et, de fait, en de nombreux endroits des Asturies ils le font sans problèmes majeurs, essentiellement parce que vaches et chevaux se défendent en sorte que ne périssent sous les crocs des loups que les bêtes faibles, malades,

«Pour le petit troupeau, la situation est totalement et radicalement différente dans les Picos. Les brebis ne se défendent pas et, normalement, les loups ne s'en prennent pas à des bêtes isolées mais mettent en pièce les troupeaux. Et lorsque qu'ils tuent plusieurs brebis, ce ne sont pas seulement ces bêtes précises qui disparaissent mais c'est toute la cohérence du troupeau en tant que tel qui explose, rendant alors sa gestion impossible, ce qui ne peut être indemnisé: cette perte en effet est irréductible à la valeur propre de chaque bête tuée. En outre le dommage perdure bien au-delà de la mort proprement dite: il persiste jusqu'à ce que le berger victime ait enfin réussi à réorganiser dans son troupeau le regroupement des chaleurs pour les femelles, et celui des mise bas.

«A Cabrales, brebis et chèvres sont indispensables pour fabriquer ce fromage qui génère développement et bien être pour les habitants. C'est la principal produit de la région. Son histoire indubitable ne souffre aucune contestation quant au respect de l'environnement et aux principes de base de l'écologie. Aussi l'administration publique a-t-elle l'obligation de fixer clairement ses choix: ou opter pour le développement du village et le maintien des sources de richesse de ses habitants; et dans ce cas promouvoir et développer le fromage qui nécessite le lait des brebis et des chèvres; ou au contraire s'opposer de façon claire et consciente à ce développement en favorisant la présence du loup dans les estives et pâturages sur la base de nouveaux critères environnementaux d'origine très récente, à la rationalité douteuse, d'imposition purement administrative, et totalement étrangers à ce qui a toujours existé en tout temps et tout lieu.

«On ne peut aujourd'hui exiger des bergers des Picos de Europa une vie de renoncement totale aux relations familiales ni au confort élémentaire comme c'était le cas général autrefois. Ils doivent pouvoir aller et venir chez eux pour dormir, entretenir des relations normales avec leur entourage, mais sans vivre pour autant la peur au ventre à l'idée de retrouver, à leur retour, leur troupeau ravagé. Il n'est pas davantage possible d'exiger sur les estives la présence des gros chiens, les «mastines», capables d'affronter les loups en l'absence du berger: leur férocité et leur caractère soupçonneux les rend dangereux pour les randonneurs.

«Sur tous les plans, mieux vaut continuer ce qui s'est toujours fait et qui n'a jamais porté préjudice à l'environnement des Picos: ni le produit de quelque décision administrative que ce soit, pas davantage la gestion d'un quelconque fonctionnaire, mais l'héritage historique d'un peuple et d'une culture, le pastoralisme de la montagne asturienne.

«Il suffit simplement de maintenir ces principes que le Professeur Luis Aurelio G. Prieto détaille dans ce livre que j'ai le plaisir et l'honneur de préfacer et dont la lecture m'a été aussi agréable et profitable qu'elle ne manquera pas de l'être pour ses autres lecteurs.»

Traduction et notes: B. Besche-Commenge, ASPAP/ADDIP

- Notes du traducteur:

1 En asturien "la recella/reciela" = troupeau composé de petits ruminants, ovins et caprins.

2 Les "chorcos" étaient des pièges à loups vers lesquels des rabatteurs poussaient la bête ; le «chorco de los lobos» à Corona, dans la vallée de Valdeón (versant léonais des Picos de Europa], est célèbre pour l'ordonnance de 1610, la plus ancienne connue, qui règle le fonctionnement de cette battue. Elle associait quasiment tous les habitants du village, les femmes aussi dans certains cas, selon une stratégie très ordonnée où chacun devait jouer un rôle précis à une place précise afin que le loup ne pût faire autrement que finir dans le piège.

L'ordonnance fut régulièrement retranscrite pour être appliquée, en 1912 encore. La Revista Comarcal Montaña de Riaño, n° 34, a publié en juin 2010 un article de Lorenzo Sevilla Gallego, "El Chorco de Corona: 400 años", illustré de photos d'une de ces battues: http://www.revistacomarcal.es/Revista_34/chorco.html

3 (voir carte page suivante) Situation pour la zone de Cabrales, mais sur l'autre versant asturien du Parc des Picos où les vaches ont presque totalement remplacé le petit bétail les loups se sont adaptés à ce nouveau garde-manger et attaquent indifféremment veaux, génisses et vaches quel que soit leur état de santé.

En 2007 déjà, le nouveau responsable des estives de la zone de Cangas des Onis déclarait: «Les continuelles attaques des loups sur les troupeaux ovins ont entraîné la transformation du secteur qui s'est alors orienté vers l'élevage bovin. A présent, les loups commencent à s'en prendre aux veaux, ce qui explique l'augmentation des pertes depuis quatre ans: elles passent de 15 animaux morts en 2004 à 36 en 2006.» (El Comercio Digital, 28 août 2007), Conséquence: le nombre de bovins qui estivent chute à son tour. Photos que m'avait données l'ancien responsable de ces estives:

Quant aux chevaux: les attaques incessantes des loups ont conduit certains éleveurs de la race emblématique des Asturies, l'Asturcon, à ne plus les conduire sur certaines montagnes. En 2007, un des piliers de la relance de la race, Anton, m'expliquait que sur sa montagne, El Pedrorio, les loups avaient tué 20 adultes ou poulains en 2005, 14 en 2006, il n'en montait plus que quelques-uns en 2007 et gardait les autres, les plus beaux, dans ses près autour de la capitale des Asturies: Oviedo.

Sur cette montagne, proche de la capitale asturienne, l'évolution était la suivante en 20 ans: de plus de 350 juments mères et poulains à une cinquantaine; de 250 vaches accompagnées de leurs veaux à 16 vaches, mais sans veaux, proies trop faciles pour les loups, ce qui a entraîné une modification des modes d'élevage et dates de vêlage: les éleveurs sont passés d'un mode extensif à un mode intensif, industriel, avec tout ce que cela suppose d'artificialité ; quant à brebis et chèvres, il y en avait près de 2000, il en restait moins de 250, l'un des propriétaires qui en avait monté malgré tout 35 ce printemps 2007, n'en avait plus que 2 à l'automne ... les plus vieilles! Quatre mastins pourtant (chiens non seulement de protection mais de lutte) suivaient alors le troupeau en permanence.

1/ Edité par le Consejo regulado del Queso de Cabrales et la Fundacion Cabrales, D.L.: AS – 2012/2011 – aec l'aide du Cosrocio del Oriente de Asturias, du Gouvernement autonome de la principauté des Asturies, du Ministère espagnol de l'Environnement du Milieu Rural et de la Marine, et des programmes européens FEADER et Leader.