Le Monde des Pyrénées

Catherine Brunet se veut être un exemple de cohabitation Pastorale

Catherine, 165 brebis, considère que l'ours a toute sa place dans les Pyrénées. Elle partage sa vie et son métier avec Arsène, opposant au plantigrade.

- L'ours, le berger et la bergère

«Il est passé juste là, au-dessus du muret, derrière la cabane. Il a aussi ravagé les ruches de Dominique, plus bas, à Embessal. Mais bon...» Catherine Brunet enfile ses sabots de jardin et remonte ses lunettes sur le nez. Plus que l'ours, c'est le gypaète barbu qui l'ennuie: «Pas moyen d'avoir une basse-cour avec ce rapace-là. Il bouffe tout, les poussins et les canetons. Faut construire un poulailler.» L'éleveuse de brebis est frustrée de ne pas pouvoir élever de la volaille. Elle se baisse sur son semis de radis pour y arracher une mauvaise herbe. Elle se relève, la main gauche sur les reins, l'autre qui décrit un arc de cercle montant vers les chênes, puis les mélèzes, puis les rhododendrons sur les alpages des sommets: «Et pourquoi est-ce qu'il n'aurait pas sa place, l'ours, dans toute cette montagne?»

Siguer, village encaissé à 1 000 mètres d'altitude sous le pic du Taïchou. Des pieds de tomates dans le potager de Catherine et une maison de bois posée au-dessus de la bergerie, seule construction habitée du hameau des Centraus. «On y a un peu d'eau chaude, l'été. Quand le soleil tape sur le tuyau noir qui arrive de la source.» L'hiver, c'est le poêle à bois qui fait l'affaire. Arsène, son compagnon, rentre les165 bêtes pour la dernière vaccination avant la transhumance. Il rit: «Le matin en janvier, il fait ¬ 10 °C ici.» Elle lève les yeux au ciel: «Y a que trois mois de neige et puis c'est le printemps...» D'ailleurs, un pétunia a déjà mis ses fleurs sur la terrasse à l'entrée. «Non, celui-là, je viens de l'acheter au Super U de Tarascon-sur-Ariège», corrige la jardinière.

Catherine Brunet n'enjolive rien. Elle raconte sa vie telle qu'elle la vit. Elle milite pour la présence de l'ours dans les Pyrénées. Oui, mais elle peut «avoir la trouille» aussi. Le chemin sous la forêt qui amène au hameau n'est pas carrossable, sinon pour les tracteurs, à peine pour les 4x4. Il s'agit de garer son véhicule au bout de la route, 200 mètres en contrebas et de finir à pied. Elle rit. «Samedi soir en rentrant d'une réunion au village, je savais que l'ourse Boutxy traînait dans les parages. Qu'est-ce que je fais dans ces cas-là? Eh bien, de la voiture jusqu'à la maison, je chante.» Elle hausse les épaules comme pour signifier que c'est là son lot de montagnarde.

- «S'il est menaçant, je me sers du fusil»

Cette fille de paysan normand a choisi les Pyrénées. Et toutes les petites misères qui vont avec. C'est aux hommes, pense-t-elle, de se plier à leur milieu. L'ours était là avant elle. «Je n'ai jamais aimé vraiment les chasseurs, dit-elle encore. Mais ici, j'ai été obligée de me faire à leur présence. Les touristes en ballade dans la montagne non plus, c'est pas mon truc, mais je m'y suis faite aussi.»

Catherine Brunet s'est habituée à tout. Elle a du caractère. Il en faut pour combiner l'élevage et le militantisme pro-ours dans un pays régulièrement fréquenté par Boutxy qui tue des brebis, casse les ruches de sa voisine, fait hurler les chiens la nuit et la pousse à chanter le soir. Il lui en faut aussi pour partager avec Olivier, un éleveur voisin, les 2.000 hectares d'estives loués en montagne à la saison des transhumances. Olivier est un militant anti-ours de la première heure. A la saison d'hiver, c'est son syndicat, la Confédération paysanne, qu'elle partage avec lui. Tant qu'à faire, elle s'est aussi habituée à partager sa vie avec Arsène, qui se range dans le camp des anti-ours. «Il ne peut pas faire autrement, l'excuse Catherine. Tous nos voisins sont anti.» Arsène l'écoute parler, puis indique à ses visiteurs qu'il ne faut pas gober tout ce qu'elle dit: «C'est comme ça avec les politiques...» Les deux, bientôt quinquagénaires, se sont rencontrés en 1980 à l'école de bergers de Salon-de-Provence.

- Ils se taquinent plus ou moins rudement depuis.

Catherine prend le café dehors ce matin, en attendant Graham, le vétérinaire anglais de Tarascon-sur-Ariège, qui doit piquer ses bêtes contre la bruxellose. Didier est venu de Sem, commune accrochée sur l'autre versant, pour donner un coup de main. Il est antiours lui aussi. Il explique qu'il est opposé au plan de réintroduction de la bête, mais qu'il n'en veut pas à la bête elle-même: «La Politique agricole commune, la PAC, fait plus de ravages que l'ours chez les éleveurs. Il n'y a plus assez de monde dans la montagne pour garder les troupeaux», rumine-t-il. «Tiens, regarde: la forêt arrive maintenant jusqu'aux habitations, reprend Arsène. Ce n'est plus entretenu. Normal que l'ours vienne roder près des villages.» Il désigne d'un geste les toits d'ardoise qui disparaissent sous la friche. «Il n'y a plus que nous maintenant, quand il y avait des dizaines de familles en 1920. J'ai des photos.» Les éleveurs de brebis sont effectivement les seuls à empêcher la broussaille de gagner sur la terre des hommes. «J'ai en horreur le terme de jardinier du paysage, frémit soudain Catherine. Je préfère dire que les éleveurs entretiennent la montagne, qu'ils sont d'utilité publique.»

L'ours, parfois, bouleverse les positions attendues. «Moi, je ne tirerai jamais sur lui», annonce Arsène, l'antiours, dans un grand moment de paix. «Faut être fou! S'il est menaçant, moi, je me sers du fusil», répond paradoxalement Catherine. «L'ours n'est jamais menaçant, rectifie Didier. C'est seulement l'ourse suivie de ses oursons qui peut l'être.» La contradiction n'est qu'apparente. Didier est un anti qui peut défendre la vie sauvage. Graham, le vétérinaire, qui dit «ne rien comprendre à ces histoires d'ours», n'est pas sûr de mieux comprendre les histoires d'Ariégeois. «C'est pourtant simple, résume Catherine. L'ours, ce n'est qu'une bête de plus dans la montagne. Quand il est derrière les brebis dans les estives, il n'est plus dans les vallées. Mais les chiens n'y sont plus non plus. Ils sont avec les troupeaux, là-haut. Et du coup, ce sont les renards et les sangliers qu'on retrouve dans les jardins... Il faut accepter la vie telle qu'elle est. Sans cela, il n'y a plus de Pyrénées.» Elle ne conçoit pas qu'on puisse ne pas comprendre que «la nature est un tout, et pas seulement le bien des éleveurs». Didier la relance sur le projet de parc fermé pour les ours que viendraient visiter les touristes. «Mais tu te rends compte de ce que tu dis? réagit Catherine. Des bêtes sauvages enfermées pour que les brebis puissent aller en toute liberté dans la montagne! Mais où va le monde des éleveurs? Il marche sur la tête.»

- «ça lui apprendra à être anti-ours»

Les brebis sont vaccinées, Arsène les marque d'un trait bleu, Didier enregistre leur numéro d'identité. Le chat de la maison a chapardé le reste de beignets sur la table de la terrasse. Catherine regarde ses mails dans son bureau. Elle travaille à mi-temps pour le compte du ministère de l'Ecologie, en tant que coordinatrice de l'Association pour la cohabitation pastorale (ACP). Ce qui lui a valu de retrouver parfois sa voiture les quatre pneus crevés ou taguée du mot «salope».
Arsène ne commente pas. Lui-même n'est pas toujours au mieux avec les opposants à l'ours. Il a accepté les financements du même ministère de l'Ecologie pour s'équiper en chien de garde patou. «Les anti pensent qu'accepter cet argent revient à se prostituer», se désole sa compagne. Catherine veut bien défendre son homme, mais elle ne veut pas pour autant de lui dans son association, «ça lui apprendra à être anti».

En attendant, Arsène ne saurait plus se passer de Solar, son nouveau chien de troupeau. Il plisse les yeux et sourit sous le soleil de midi. Lui revient une scène vécue l'été dernier, en haute montagne, à Siguer-Neych: «Solar courait après l'ours qui glissait sur la pente en tentant de lui échapper. Comme, en cas de danger, les brebis tâchent toujours de coller à leur chien, elles le suivaient dans sa chasse. J'ai donc vu l'ours avec un troupeau de brebis à ses trousses.» L'image fait rire Didier, elle attendrit Catherine. Arsène se souvient avoir vu une autre fois le plantigrade s'amuser comme un gosse à faire des roulés-boulés sur les pentes: «Les antiours, comme Didier ou moi, c'est avec un caméscope qu'on préférerait chasser.» Il existe des militants antiours plus acharnés.

- Un luxe écologique?

Arsène fait des extras chez un boucher de Tarascon et Catherine chez Nelly Olin. Il faut faire bouillir la marmite et le troupeau n'y suffit pas toujours. Mais c'est cette vie-là qu'ils ont choisie, plutôt rustique. Franchement rustique, même: «On va se construire un poulailler, calcule encore Catherine. Et après le poulailler, j'espère qu'on se fera une salle de bains.» Mario, 16 ans, le dernier des trois enfants, prépare une mixture au savon de Marseille pour laver les bêtes avant la transhumance. «Avant, on leur passait un produit chimique espagnol pour les débarrasser de la gale. C'est plus naturel comme ça. Je suis pour coller à la nature, dit-elle. Pour le respect de ce qui nous entoure.»

Catherine voudrait être naturellement écologiste, en quelque sorte. Elle aurait préféré un âne pour transporter le ravitaillement des bergers l'été sur les estives. «Mais c'était trop dangereux sur certaines zones», explique-t-elle. Il y a 1.400 mètres de dénivelé entre la route dans la vallée et les cabanes. Du coup, le bois, le sel, la nourriture du berger et les croquettes de ses chiens y sont héliportés. Elle trouve que c'est plus pratique, tout compte fait. Elle, qui ne veut pas être qualifiée de jardinière de l'espace, remarque que l'héliportage, comme la formation des chiens de troupeau patou ou les clôtures électriques des estives, est financé par la direction régionale de l'Environnement; non par le ministère de l'Agriculture. Elle préférerait que le pastoralisme soit considéré comme une activité économique créatrice de richesse plutôt que comme un luxe écologique. «Il existera bientôt un office pour les éleveurs, comme il existe un département des affaires indiennes aux USA», répond, moqueur, un fonctionnaire pro-ours de l'Environnement. La paysanne du hameau des Centraus a le sourire défait: «Même au ministère de l'Agriculture, ils nous disent que l'élevage en montagne, de toute façon, ce n'est pas rentable.»

Auteur: Gilbert Laval
Source: Libé du 1er juin 2006