- Il était une fois…
Il était une fois une gamine, une toute jeune fille, qui devait aller voir sa mère-grand de l’autre côté de la forêt. Sa mère la met en garde: "attention au loup dans la forêt sombre… surtout ne t’écarte pas du droit chemin!".
Mais la toute jeune adolescente traîne en route, s’écarte du chemin, rencontre le loup, grand, imposant, amical, beau parleur. Et, oh surprise, elle n’a pas peur! Bien au contraire, elle badine, plaisante avec lui, mieux, elle accepte le rendez-vous qu’il lui donne chez sa mère-grand: "Passe par ici, je passerai par là, on verra bien qui arrive le premier!"
Bien sûr elle perd son pari, mais elle ne perd pas que son pari, elle perd ses habits, elle se retrouve, nue, dans le lit, avec un être grand et poilu qui ne ressemble absolument pas à sa mère-grand:
"- Déshabille-toi, mon enfant, dit le Loup et viens te mettre au lit avec moi!".
- Où faut-il mettre mon tablier?
- Jette-le au feu, mon enfant, tu n’en auras plus besoin.
- Où faut-il mettre mes chausses?
- Jette-les au feu, mon enfant, tu n’en auras plus besoin.
- Où faut-il mettre ma robe?
- Jette-la au feu, mon enfant, tu n’en auras plus besoin.
- Où faut-il mettre mon cotillon?
- Jette-le au feu, mon enfant, tu n’en auras plus besoin.
- Où faut-il mettre mon corset?
- Jette-le au feu, mon enfant, tu n’en auras plus besoin."
Quand elle fut couchée, la petite fille dit:
- Oh, mère-grand, que vous êtes poilue!" (1)
Siècle après siècle, le message de ce conte était parfaitement limpide aux oreilles des jeunes filles qui l’avaient entendu répéter pendant toute leur enfance: "Si tu veux voir le loup, marie-toi d’abord!". Et tout aussi clair aux oreilles des jeunes gens qui se seraient bien vus dans la peau du loup: "Attention, on ne badine pas avec la vertu avant mariage!". La morale de Perrault est d’ailleurs sans aucune ambiguïté:
"Jeunes filles, méfiez-vous des loups entreprenants qui s’introduisent dans votre chambre avec des paroles doucereuses!".
Mais aujourd’hui, il arrive une chose étrange: on nous dit, on nous affirme, que le conte du Petit Chaperon Rouge doit être entendu au pied de la lettre. Il serait la preuve éclatante de la peur du loup qui aurait étreint les sociétés européennes traditionnelles et qui aurait conduit à la haine et à l’extermination de cet animal.
Curieusement, à l’heure où la découverte de l’inconscient permet de comprendre le mécanisme du conte, il faudrait prendre le Petit Chaperon Rouge au pied de la lettre comme une description des mœurs de Canis lupus vu par la société du 17ème siècle… alors même que le conte devient absurde s’il est pris au pied de la lettre, puisque la gamine n’a absolument pas peur du loup qu’elle rencontre…
J’ai choisi d’introduire cette conférence par cette relecture d’un conte célèbre pour montrer comment aujourd’hui, se construit de toute pièce un discours sur le loup qui est d’une extraordinaire naïveté.
Voici par exemple comment l’ONF raconte le loup au grand public dans l’une de ses plaquettes:
"Voici les abords d’un village, en hiver, il y a de cela très longtemps: le soir descend, le froid se fait plus vif, le vent siffle. De la forêt toute proche, s’élève une plainte: hououou… Une vieille femme qui rentre «faire son bois» jette un regard apeuré derrière elle et presse le pas. Devant la cheminée, les plus diserts se sont tus. Les femmes se signent et cherchent des yeux leurs enfants. Dans les étables, le bétail s’affole, piétine, se cabre. Alors à l’orée du village, comme né du brouillard et du crépuscule, le premier loup apparaît. Il est suivi d’un autre et d’un autre encore. Bientôt la meute se présente au complet: ils sont craintifs, mais la faim qui les tenaille leur donne toutes les audaces.
"Il suffirait qu’un groupe d’hommes armés de fourches et de bâtons sorte en hurlant pour qu’ils s’enfuient vers la forêt. Mais les hommes sont gouvernés par la frayeur. De leurs bouches s’échappent des prières et de vagues formules de grimoire: contre le démon qui rôde, on demande le secours de la foi et de la magie. Flairant les moutons et les veaux, les loups efflanqués aux yeux triangulaires mèneront toute la nuit une sorte de sabbat, lançant des assauts contre les étables, semblant partout à la fois, maîtres insaisissables des ténèbres. Le petit jour les chassera…"
Bref, on prend nos ancêtres pour des cons, excusez-moi du terme!
J’ai creusé dans les textes anciens qui ont été publié par de nombreux auteurs et j’ai fait une découverte surprenante, ou plutôt j’ai pu mettre en évidence ce que commencent à exprimer avec prudence nombre d’historiens et d’ethnologues. Avec prudence, tant ils ont conscience de ramer à contre-courant. J’ai découvert que la peur du loup n’avait jamais existé dans les campagnes françaises. Et ce pour une raison simple: nos anciens, loin d’être des imbéciles, étaient des très bons observateurs de leur environnement, et ils savaient très bien que le loup, généralement, n’était pas un danger pour l’homme. On retrouve ce savoir tranquillement acquis dans tous les textes qui vont de la fin du Moyen-âge jusqu’à la fin du 19ème siècle et qui restituent directement les connaissances des ruraux. J’en ai cité quelques exemples dans le livre.
Un seul témoignage, mais il est particulièrement intéressant à lire. C’est l’aventure arrivée à une fillette de 6 ans envoyée garder un agneau dans une lande écartée, au cœur des Monts d’Arrée, où les loups pullulaient, dans les années 1840. Une histoire racontée par un voyageur britannique venu chasser le loup depuis le Pays de Galles, où on parle une langue quasiment identique au breton:
"Malgré la croyance qui a cours en Bretagne que les loups n’attaquent pas une créature humaine bien que jeune et sans défense, une pénible sensation régnait à Carhaix un mois à peu près avant mon arrivée, par suite de la soudaine disparition de la petite fille d’un paysan du voisinage du Huelgoat, une des forêts les plus sauvages du Finistère. Une pauvre gamine de six ans avait reçu de ses parents […] la garde d’un petit mouton noir que sa présence seule, supposait-on, devait défendre contre l’attaque des loups fréquentant la forêt voisine. […] Les parents de l’enfant n’avaient jamais craint un instant pour sa sûreté ni celle de son compagnon et grande fut leur inquiétude et épouvantables leurs transes en ne trouvant plus, à la chute du jour, trace de l’un ou l’autre, sauf quelques flocons de laine. […] On remarqua cependant des traces fraîches et profondes de loup sur le sol, mais à part la laine, aucun vestige ne restait pour indiquer le sort trop probable des deux créatures. Cependant, la croyance des paysans sur l’inviolabilité des personnes humaines par le loup restait forte et inébranlable ; et des bandes, aidées des gendarmes du district, se réunirent et firent d’actives recherches pendant de longs jours. […] Six semaines ou plus s’étaient passées […] quand un charbonnier, travaillant solitairement au cœur de la forêt, fut frappé par l’apparition de la petite Marie ; la misère et le manque de nourriture l’avait réduite à l’état de squelette […]
"L’incroyable histoire de Marie fut bientôt connue: elle avait quitté le champ de genêt pour chercher des mûres et à son retour avait pu voir un grand loup sauter le talus avec le petit mouton dans sa mâchoire ; […] Marie, criant, hurlant, espérant lui faire lâcher sa proie, l’avait suivi jusqu’à ce qu’elle fût perdue dans ses crochets et il lui fut impossible de retrouver la trace de ses pas." (2)
J’ai bien dit, «un loup généralement sans danger pour l’homme». Parce que de temps à autre, le comportement d’un loup pouvait basculer. C’était rare, sans doute un loup sur mille d’après les reconstitutions que j’ai pu faire à partir des archives publiées dans diverses régions. Un loup pour mille dans un pays où il y avait 5000 à 10 000 loups, cela fait 5 à 10 loups chaque année tueurs d’êtres humains jusqu’à ce qu’on les abatte. Ces loups qui tuaient des êtres humains, c’était parfois la rage, dans un tiers des cas, et plus souvent un comportement de prédateur d’un animal parfaitement sain, dans 2/3 des cas.
Le problème, c’est que le loup qui avait osé s’en prendre à un être humain devenait récidiviste, et cela pouvait provoquer une flambée d’attaques meurtrières qui bien évidemment provoquait une terreur localisée dans le temps et l’espace. Mais mêmes dans ces épisodes de loups tueurs d’homme, les sociétés de l’époque savaient que ce n’étaient qu’un ou un petit nombre de loups particuliers qu’il fallait éliminer, celui ou ceux qu’ils appelaient «la bête» et une fois qu’ils y parvenaient, ils retournaient tranquillement dans les campagnes et envoyaient leurs enfants garder quelques agneaux alors que les loups «banals» restaient aussi nombreux!
Voici l’explication la plus simple de l’affaire du Gévaudan, une affaire qui s’est reproduit à l’identique une quarantaine de fois en quatre siècles partout en France.
De façon parfaitement illogique, ceux-là mêmes qui affirment que nos anciens avaient peur du loup nous disent aussi que le loup n’a jamais tué d’êtres humain! Dès lors, seule une explication irrationnelle pourrait expliquer le rapport au loup de campagnards qui auraient été terrorisés par des loups sans danger: le poids de l’église chrétienne. Nos ancêtres auraient été de parfaits imbéciles, oui, mais ce n’aurait pas été de leur faute, ils auraient été sous l’influence d’une église qui aurait eu besoin du loup pour incarner Satan. Ainsi, un discours religieux aurait été capable de leur faire croire l’inverse de ce qu’ils voyaient de leurs yeux, et ce pendant près de 15 siècles sur tout le continent européen!
Non, l’explication rationnelle est toujours plus simple et plus logique, donc bien plus probable, que le recours à l’irrationnel. Surtout quand l’absence de peur du loup s’appuie sur les textes de l’époque! Les affaires de loups tueurs d’homme étaient trop rares pour créer une peur constante. Si le loup a été éradiqué, c’est bien parce qu’il décimait les troupeaux et uniquement pour cette raison.
Savez-vous que la Chrétienté a su, aussi, mettre en valeur le loup sous de multiples formes? Tout le monde connaît ainsi St-François d’Assise. Mais on croit qu’il est une exception dans un océan de haine judéo-chrétienne envers le loup. Non, St-François n’est pas le seul, il est le dernier au 13ème siècle, ce qui est quand même très différent. Avant lui, des dizaines de saints ont fait alliance avec le loup partout en Europe. Mieux encore, en Bretagne au 9ème siècle, Saint-Guénolé avait le pouvoir de se transformer en loup, et c’était à l’époque en Bretagne comme en Irlande un pouvoir merveilleux et positif! Plus tard, dans l’Europe orthodoxe, le loup dévoreur est mobilisé comme figure protectrice des vivants et des morts. En témoigne ce beau poème religieux roumain:
"Paraître encore
Le loup devant toi.
Prends-le pour ton frère
Car le loup connaît
L’ordre des Forêts.
Il te conduira
Par la route plane
Vers un Fils de Roi
Vers le Paradis." (3)
Il était une fois…
Il était une fois deux jumeaux abandonnés recueillis par une louve compatissante qui les élève et les allaite. Ces deux jumeaux, Romus et Remulus, deviendraient le fondateur de Rome. Une fondation qui ne se déroule pas vraiment dans la sérénité et l’harmonie, puisque Romus tuera Remulus.
Selon les amis du loup, ce célèbre mythe de la fondation de Rome serait à l’origine de l’amour que les Italiens, contrairement aux Français, porteraient au loup, et qui expliquerait que leurs éleveurs, contrairement aux éleveurs français, sauraient cohabiter avec le loup. Bref, l’explication d’une bonne protection des troupeaux au 21ème siècle serait à rechercher dans un mythe remontant à 25 siècles? On retrouve une nouvelle fois le recours à l’irrationnel dans ce discours moderne de célébration du loup. On retrouve une fois encore cette lecture au pied de la lettre d’un mythe issu des mêmes couches de l’inconscient que le Petit Chaperon rouge.
En effet, que nous raconte la louve de Rome? Elle nous raconte l’émergence mythique d’un clan guerrier sous l’égide des nourrissons tétant le lait de la louve. Un mythe que l’on retrouve dans toute l’aire euro-asiatique jusqu’à la Mongolie. Le père mythique de Romus et Romulus était le dieu Mars, dieu de la guerre dont l’emblème était le loup, ce même loup qui figurera sur l’étendard des légions romaines. La mère mythique des jumeaux était une vestale, une vierge qui a fauté avec Mars, lequel la transforma en louve pour échapper à la peine capitale. C’est peut-être donc bien leur mère qui a allaité les jumeaux. Et ce sont bien les instincts guerriers que tètent Romus et Remulus avec le lait de la louve. Ils commencent par s’entretuer: un clan guerrier, comme la meute de loups, ne peut avoir qu’un mâle dominant comme fondateur…
Le Petit Chaperon Rouge comme la Louve de Rome synthétisent ensemble la puissance de l’image du loup dans notre inconscient.
Dans nos rêves, nos contes et nos mythes, les grandes dents du loup illustrent tout autant nos pulsions sexuelles que nos pulsions agressives ou guerrières. Le Saint qui domestique le loup nous raconte l’importance d’accepter, mais aussi de canaliser et maîtriser nos pulsions. Le loup représente la destruction et la mort, le loup représente aussi en miroir la résurrection et la vie. Et ce dans toutes les traditions populaires, dans toutes les religions. Le loup qui hurle à la pleine lune avale symboliquement la lune pour permettre le renouvellement de la lune nouvelle. En Scandinavie, c’est le soleil que le loup mythique Fenrir menace d’avaler à l’entrée de la longue nuit de l’hiver. En absence de loup sur d’autres continents, c’est le jaguar ou le crocodile qui rempliront la même fonction dans l’inconscient des hommes.
Mais je ne vous ai toujours pas parlé du loup aujourd’hui dans nos montagnes. Je ne vous ai toujours pas parlé de Canis lupus, par son petit nom. Les premiers loups sont arrivés en France vers la fin des années 1980. Le premier loup italien arrivé dans le Mercantour a été lâché en 1987, c’est aujourd’hui documenté. Aujourd’hui, nous avons près de 300 loups, sans compter les jeunes de l’année. Ils se répartissent en une trentaine de meutes dans les Alpes, auxquelles il faut rajouter des individus ou des couples sur de nouveaux territoires. Sur 300 loups, on en compte près de 200 en Provence-Alpes-Côte d’Azur. En dehors des Alpes, il n’y a encore qu’une meute constituée dans les Vosges, peut-être une en cours de constitution en Lozère, et de nombreux individus identifiés en Lorraine, en Champagne, un peu partout dans le Massif central, enfin dans la partie orientale des Pyrénées. Tous sont de souche italienne, et sans doute verrons-nous bientôt la reconstitution de ce qu’on appelle la métapopulation européenne par jonction avec la population balkanique et avec celle qui recolonise l’Allemagne depuis la Pologne. L’Europe est en effet bien pourvue en loups, avec 12 000 à 15 000 individus.
Une meute se constitue à l’échelle d’un territoire d’environ 200 km², et qui est généralement un système de crêtes plutôt qu’une vallée: c’est un gage de tranquillité, c’est peut-être aussi un avantage que de pouvoir dominer son paysage: dans le département, Trois Évêchés, Grand Coyer, Monges… Sur ce territoire qu’elle connaît parfaitement, la meute s’équilibre par rapport aux ressources qu’elle y trouve. Ainsi en France, ne dépasse-t-elle pas une dizaine d’individus. Une seule femelle se reproduit, avec une portée par an de 5 petits en moyenne. Ainsi les jeunes loups en surnombre sont poussés à l’exil et se cherchent de nouveaux territoires. C’est pourquoi l’on peut voir des loups à peu près partout désormais dans une grande partie de la France. Les loups sont des animaux merveilleux qui ne posent qu’un seul problème à notre société, mais un problème de taille: la prédation qu’ils exercent sur les troupeaux des éleveurs. C’est pour cette raison, cette unique raison, que l’espèce a été largement éradiquée en Europe occidentale entre le 18ème et le 20ème siècle. C’est pour cette raison, cette unique raison, et non pas en raison de peurs ancestrales, que la question de la régulation de l’espèce se pose à nouveau aujourd’hui.
Laissez-moi vous raconter une anecdote savoureuse. Je travaille, depuis de longues années, avec les bergers et les éleveurs qui déploient leurs troupeaux dans les milieux naturels en Provence et dans les alpages de haute-montagne. A ce titre, les loups représentent une part importante de mon activité professionnelle à travers les problèmes qu’ils posent à l’élevage. Or l’année dernière, j’ai reçu un appel téléphonique de la Présidente de l’Association des Eleveurs de Brebis de Norvège. Voici ce qu’elle me dit: «Vous savez, ici on a des gros problèmes avec les prédateurs, en particulier le loup. Or tout le monde nous dit que si on a des problèmes avec le loup, c’est parce qu’on ne sait pas travailler, et qu’il suffit d’aller voir en France, où les éleveurs savent cohabiter avec le loup. Alors, est-ce que vous pouvez nous organiser un voyage d’étude sur cette question chez vous?». J’avoue que, passé le premier instant de stupéfaction, j’ai éclaté de rire. Et nous avons bel et bien accueilli une quinzaine d’éleveurs norvégiens qui nous ont dit à l’issue de leur visite dans les Alpes-Maritimes et le Var: «Ah… on nous avait menti…».
J’hésite presque à parler de mon métier. Parce que je sais à l’avance les questions que cela va soulever, et qui risquent d’obnubiler le débat. Tant pis, je me risque. Cela fait maintenant 23 ans que les loups revenus en France s’en prennent aux troupeaux, surtout aux brebis. Cela fait 22 ans que les éleveurs mobilisent de plus en plus massivement tous les moyens de protection possibles et imaginables. Cela fait plus de 20 ans que la situation s’aggrave d’année en année jusqu’à atteindre aujourd’hui un niveau de plus en plus insupportable, alors même que l’expérience des éleveurs s’approfondit de saison en saison. Le diagnostic technique de la crise que représente le loup pour l’élevage est aujourd’hui acquis et très largement partagé, notamment avec les services de l’Etat. Je vais essayer de le restituer simplement.
Tout d’abord, seuls les troupeaux d’une certaine importance ont la capacité d’introduire des moyens de protection. Historiquement, la Provence a toujours été un pays de gros troupeaux de moutons. Les gros propriétaires producteurs de laine cohabitaient avec des petits cultivateurs dans les collines et en montagne qui avaient quelques brebis pour fournir un peu de fumier. Mais c’est bien chez ces gros propriétaires, et sur les troupeaux regroupés en alpage, que l’on trouvait ces chiens de protection provençaux, les dogous, qui n’étaient pas placides comme le patou, cette peluche pyrénéenne, mais bien plus agressifs. C’est sur ces gros troupeaux que l’on pouvait mobiliser des équipes de bergers professionnels, et non pas envoyer le gamin ou le faible d’esprit de la famille quand il s’agissait seulement de garder quelques agneaux. Aujourd’hui comme hier, pour des raisons de logique évidente, c’est sur les gros troupeaux que l’on peut mobiliser les gros moyens de la protection.
Alors, le dogou ayant disparu il y a plus de 100 ans avec la fin des loups, on est allé chercher le patou pyrénéen. Mais c’est un chien qui n’était plus au travail, puisqu’il n’y avait plus de loups depuis un siècle et quasiment plus d’ours depuis de nombreuses décennies. On a donc fourni aux éleveurs alpins une souche de chiens de protection dépourvue de toute base génétique et dépouillée de tout savoir-faire pour les mettre au travail. Je l’affirme, parce que c’est assez tragique, on a eu affaire à des gens qui affirmaient que tout serait simple parce que la cohabitation serait une évidence, et non pas à des gens qui se posaient les questions techniques de base. Et ce dossier, conduit sur un plan idéologique et non technique, a connu le destin de toute idéologie, il s’est cassé la figure. Les éleveurs alpins ont essuyé les plâtres, ils ont dû par leurs propres moyens constituer une base génétique en partant de zéro et fabriquer de toute pièce un savoir-faire. Rien d’étonnant dès lors s’il y eu beaucoup de déchets et énormément d’amertume. Le miracle est pourtant que les éleveurs alpins, et d’abord les éleveurs provençaux, l’aient fait, et l’on voit bien que les savoir-faire commencent à se réinventer.
Mais cela n’a pas marché. Les éleveurs ont passé leur temps à courir après le loup qui s’adaptait plus vite qu’eux. Autrefois en effet, les bergers professionnels avec leurs dogous protégeaient les troupeaux, les gros troupeaux ; le gamin de la famille ramenait chaque soir ses quelques agneaux ; mais en même temps on s’acharnait à détruire les loups. Craintifs, furtifs, ces derniers savaient ce qu’il leur en coûterait de s’approcher de l’homme et de ses troupeaux. Poussés par la faim, dans un contexte où les cerfs, les chevreuils et les chamois étaient rares ou inexistants, ils s’enhardissaient toutefois. Mais il faut le dire et le redire, ce qu’on appelle par un mot qui ne veut rien dire, la cohabitation, reposait sur deux piliers, les moyens de protection et la destruction du prédateur.
Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui? Nous enseignons au loup qu’il ne risque rien s’il s’approche de l’homme et de ses troupeaux. Oh, il a mis du temps à vraiment comprendre l’aubaine. Les premières années, les loups n’attaquaient que la nuit, il était rarissime qu’un berger le voit, et il aurait été impensable qu’il approche des maisons. Mais c’est comme le rat en laboratoire dans le labyrinthe. Si vous mettez la récompense au bout, le morceau de fromage, si vous multipliez les difficultés, en fait vous apprenez au rat à les surmonter pour atteindre la récompense. Vous l’éduquez à déployer toujours plus d’habileté pour déjouer les obstacles s’il sait qu’il va se gaver. C’est exactement ce qu’on a fait avec le loup. En le protégeant strictement, on l’a encouragé à multiplier les approches des troupeaux pour venir se servir. Les moyens de protection ne sont que des obstacles que le loup apprend à déjouer pour atteindre la récompense, la brebis, à partir du moment où il a compris que le risque était égal à zéro. Aujourd’hui, les loups attaquent en plein jour aussi souvent que la nuit, à proximité immédiate des maisons, en présence des hommes, en présence des chiens. Entre loups et chiens de protection, qui se fréquentent en permanence, on en arrive à observer des phénomènes de familiarisation entre canidés absolument impensables d’après la «théorie». Alors, face à cet échec, tardivement, l’Etat engage depuis l’année dernière une régulation des loups. Mais ce qui est grave, ce qui est tragique, c’est que la surprotection du loup pendant 20 ans a dévalué les moyens de protection et que désormais les éleveurs n’ont pas de solution de rechange…
On en arrive à un tel point que les territoires où les troupeaux subissent le plus de pertes, dans le Mercantour et dans les Préalpes de Grasse notamment, sont aussi parmi les plus giboyeux de France. Là même où abondent les cerfs, les mouflons, les chamois, les chevreuils, qui ont encouragé les loups à s’installer, là sont aussi les plus grosses pertes pour les éleveurs.
Alors, difficile de ne pas être pessimiste aujourd’hui pour l’avenir de l’élevage dehors, de l’élevage pâturant, de l’élevage produisant des produits de qualité et de proximité… Dans nos contrées, l’éleveur pâture des bois, des landes, des garrigues, des alpages, tous territoires favorisant l’approche des loups et rendant difficile la défense des brebis. Dans notre région méditerranéenne, l’éleveur sort ses bêtes au pâturage été comme hiver et elles sont exposées aux loups 12 mois sur 12.
La vraie protection des troupeaux, le vrai risque zéro, c’est de rentrer les bêtes en bâtiment. Et cela est extrêmement douloureux pour nous, pastoralistes, de constater que le loup, qui répond à une vraie demande de nature dans notre société qui en est tant dépourvu, met en péril l’avenir de l’élevage sous ses formes les plus naturelles et laisse en paix l’élevage hors-sol le plus industriel.
Je vous remercie de votre attention.
Et je m’interroge: comment débattre d’un tel sujet, non pas en renouvelant l’éternelle polémique, mais en recherchant les questions philosophiques, puisque nous nous situons dans le café philo de Manosque, qu’un tel sujet pose, c’est-à-dire la fabrication moderne d’un nouveau loup forcément merveilleux.
Auteur: Laurent Garde, écologue, chercheur au CERPAM
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(1) Cité par Anne-Marie Garat. Une faim de loup. Ed. Actes Sud, 2004. L’existence de cette version est aussi indiquée par: Jacques Baillon. .Nos derniers loups. Association des Naturalistes Orléanais, 1991 ; ainsi que par: Marc Soriano. Les contes de Perrault. Culture savante et traditions populaires. Ed. Gallimard, 1977
(2) E.W.L. Davies – Chasse aux loups et autres chasses en Basse- Bretagne. Introduction de F. de Beaulieu et G. Joncour. Les éditions du Bout du Monde, 1985, p. 344-345.
(3) R. Caillois et J.C Lambert. Trésor de la Poésie Universelle. Paris, 1958, cité par Chevalier et Geerbrant, Dictionnaire des symboles. Ed. Robert Laffont/Jupiter, 1982 (éd. originale 1969), p. 583.
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