Le Monde des Pyrénées

Commission parlementaire sur le retour du loup en France - Auditions de Geneviève Carbone

Audition de Mme Geneviève Carbone, ethnozoologue
(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 mars 2003)
Présidence de M. Christian Estrosi, Président

- Audition

Mme Geneviève Carbone est introduite.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées et que les auditions se déroulent selon la règle du secret. A l’invitation de M. le Président, Mme Geneviève Carbone prête serment.

M. le Président:
Madame Carbone, vous êtes ethnozoologue. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette activité?

Mme Geneviève Carbonne:
C’est une profession de chercheur en sciences humaines dans un domaine pluridisciplinaire. On est à la fois formé en sciences humaines – pour ma part, à l’ethnologie – et dans une matière ayant trait aux sciences de la vie pour ma part, la zoologie, et plus précisément l’éthologie et le comportement animal.
J’ai été longtemps au service du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, dont j’ai été l’élève puis rattachée à une équipe de recherche du CNRS, le laboratoire d’ethnobiologie-biogéographie. Ensuite, j’ai travaillé sous contrat avec plusieurs institutions, sur leur demande, dont le parc national du Mercantour. Sinon, je suis indépendante. C’est un choix de ma part.

M. le Président:
En avril 1993, vous avez écrit dans «Terre sauvage» un article qui révélait, puisque l’administration du parc du Mercantour ne l’avait pas encore fait à l’époque, le retour ou l’apparition du loup, selon la façon dont on l’analyse. A partir de quelles informations avez-vous rédigé cet article?

Mme Geneviève Carbonne:
Je travaillais pour «Terre sauvage» depuis deux ans. J’ai été envoyée dans le Mercantour à titre professionnel et scientifique pour couvrir cette histoire parce que, depuis 1989, mon principal sujet d’étude et d’intérêt était le loup. J’ai été envoyée en accompagnement d’un rédacteur qualifié du magazine, puisque je n’étais que pigiste, M. Antoine Peillon. M. Antoine Peillon assurait la partie rédactionnelle et j’intervenais à titre de validation scientifique par rapport à ce que je pouvais voir sur le terrain.
Nous sommes allés sur le terrain, dans le parc national du Mercantour, accompagnés par des gardes-moniteurs. Nous avons d’abord rencontré les gardes moniteurs ainsi que l’équipe de direction au siège, à Nice. Puis nous sommes allés sur le terrain, dans la vallon de Mollières en passant par le côté Tinée.

M. le Président:
Cela signifie que vous avez été informée par cette administration de la présence du loup.

Mme Geneviève Carbonne:
Tout à fait. A partir de novembre 1992, il y a eu une série d’informations sur le loup. La mort du loup d’Aspres-les-Corps puis les journaux ont repris différentes informations dans toute l’Europe sur un retour du loup dans différents pays européens. On voit ces articles apparaître dans «Libération», «Le Monde» et dans d’autres journaux.

M. le Président:
Non, en France, la première information est publiée par «Terre sauvage», en avril 1993.

Mme Geneviève Carbonne:
Oui, tout à fait, toutefois, si vous le permettez, à la fin de l’année 1992, différents journaux ont fait paraître une série d’articles sur le loup et son retour dans différents pays européens: Norvège, Suède, etc. Donc, quand la rédaction de «Terre sauvage» a eu une information – mais je n’en sais pas plus et je pense que je n’en saurai jamais plus parce que je n’étais pas rédactrice, à l’époque – selon laquelle, au cours d’un comptage sur les ongulés dans le parc national du Mercantour, en novembre 1992, comme il s’en fait quasiment tous les ans, il y aurait une observation parallèle sur des canidés dont on ne connaissait pas scientifiquement l’espèce, «Terre Sauvage» a immédiatement souhaité «couvrir l’information». C’étaient des canidés présents dans une zone centrale dont on pouvait supposer que ce n’était pas forcément que des chiens. Cette information est parvenue à la rédaction et «Terre sauvage» a souhaité conduire une enquête, comme tout journaliste peut le faire dès lors qu’il déniche une information.
Cela a commencé par une prise de contact simultanée avec la direction du parc national du Mercantour et le directeur de la nature et des paysages (DNP) de l’époque, M. Simon. Je vous rapporte ce que j’en sais et la façon dont je l’ai vécu. En janvier, on m’a demandé si j’étais intéressée de couvrir une telle situation. Effectivement, c’était intéressant pour moi. Nous avons donc organisé notre déplacement, sûrement au cours du mois de février. Je pense que nous y sommes allés en mars et en avril, ce qui correspondait à peu près aux vacances de Pâques.
Durant tout ce temps, nous avons travaillé étroitement avec le ministère de l’environnement. Il y a eu plusieurs rendez-vous au ministère de l’environnement, à la DNP et avec la direction du parc national du Mercantour. Il y a eu des échanges téléphoniques pour préparer notre venue, savoir comment ils avaient réalisé leurs observations, comment ils en avaient conduit au cours de l’hiver. Un travail banal d’enquête journalistique qui s’est conclu par un déplacement sur le terrain, dans le Mercantour.
A la suite de cela, nous avons rédigé, M. Peillon et moi-même, un article que nous avons adressé au parc national du Mercantour et à la DNP. Nous avons attendu qu’ils nous autorisent à publier. Comme l’autorisation de publication tardait et que tout le monde avait peur que l’information soit divulguée par d’autres organes de presse – il était tout de même intéressant pour «Terre sauvage» d’obtenir la publication – la rédaction a décidé de publier. C’était en avril 1993. Cela a été publié après que la direction du parc national du Mercantour eut elle-même organisé une conférence de presse, le 14 avril, si je ne m’abuse.

M. le Président:
Le Parc National est tout de même un peu gêné dans ses explications sur ce sujet.

Mme Geneviève Carbonne:
C’est ainsi que je l’ai vécu de ce côté là. J’ai eu ensuite la possibilité de participer à des réunions internes à la direction de la nature et des paysages, dans le cadre d’une commission réunissant des responsables du parc national du Mercantour, de l’Office national de la chasse et du muséum d’histoire naturelle, visant à réfléchir sur le dossier. Le parc national du Mercantour nous avait, à l’époque, offert toute collaboration. Mais au moment de la publication, chaque fois que la rédaction en chef de «Terre sauvage» proposait des dates de publication, ils étaient sur leur quant-à-soi: «Non, on va attendre, non, on va attendre».

M. le Président:
D’un côté, la direction nationale, en la personne de M. Simon, nous dit qu’il a eu un rapport du parc en 1992 mais, attendant des conclusions plus précises la direction nationale s’est tenue totalement à l’écart de toute instruction sur ce sujet, ne s’en est pas mêlée, a laissé sa totale autonomie au parc du Mercantour pour gérer cette affaire.
De l’autre côté, le parc nous dit: on n’était pas sûrs, on a observé des canidés, on a attendu d’avoir plus de certitude avant de révéler l’information. Et c’est quand nous avons su que «Terre sauvage» allait publier un article que nous avons décidé de révéler l’information.
A aucun moment, ils ne nous ont dit qu’ils avaient engagé, bien avant cela, une collaboration avec vous.

Mme Geneviève Carbonne:
C’était une vraie collaboration.

M. le Président:
Nous sommes heureux de l’apprendre.

Mme Geneviève Carbonne:
Nous ne sommes pas descendus au hasard. Nous avons été reçus à la direction, nous avons rencontré les agents qui avaient fait l’observation.

M. le Président:
Vous me confirmez bien que vous avez été reçue à la direction, à Paris.

Mme Geneviève Carbonne:
Oui, au siège.

M. le Président:
A la direction nationale, par M. Simon?

Mme Geneviève Carbonne:
Oui, tout à fait. C’est avec eux que la rédaction de «Terre sauvage» – je n’étais pas responsable mais j’ai bénéficié de leurs entrevues – a accepté que nous allions dans le Mercantour, que nous soyons reçus par la direction du parc national, par les agents et le service scientifique et qu’eux-mêmes nous accompagnent sur le terrain.

M. le Président:
Donc, la direction nationale vous a reçue…

Mme Geneviève Carbonne:
Plusieurs fois.

M. le Président:
Vous avez abordé le sujet plusieurs fois avec eux et ils ont organisé votre déplacement et votre visite.

Mme Geneviève Carbonne:
Ils ne l’ont pas organisé, ils ont permis que nous l’organisions. La différence peut paraître subtile mais je pense qu’elle est importante.

M. le Président:
Vous avez raison de le dire. En tout cas, l’accueil a été organisé sur place par le parc du Mercantour qui a mis à votre disposition sa logistique pour la visite et les constatations sur le terrain.

Mme Geneviève Carbonne:
Tout à fait. Nous avons été accompagnés sur le terrain par des gardes-moniteurs.

M. le Président:
Vous nous apprenez quelque chose qui, de toute évidence, depuis trois mois, nous est largement caché par le Parc.

Mme Geneviève Carbonne:
Si vous aviez besoin de précisions de dates, je les chercherais. Je ne les ai pas toutes en tête car cela remonte à dix ans.
A la suite de cela, une série de réunions a été organisée à la DNP, représentée par M. Gilbert Simon, avec l’ONC, représenté par M. Philippe Stahl et un représentant du service des prédations-déprédations, M. Pierre Migot, le Parc et le Muséum d’histoire naturelle, représenté par M. Pierre Pfeiffer et moi-même. Ces trois groupes étaient là pour travailler sur le dossier, considérant, si je puis m’exprimer ainsi, que le parc national du Mercantour n’avait peut-être pas fait tout ce qu’il fallait faire pour l’identification et qu’il convenait peut-être de mettre en place de vraies fiches de recueil d’indices qui soient plus transposables. C’est-à-dire que n’importe quel agent puisse recueillir les indices, que chaque personne qui recueille des indices le fasse de la même façon que n’importe qui d’autre. Nous avons travaillé sur différents documents pendant plusieurs mois. Ensuite, on m’a demandé si j’étais intéressée par une mission dans le parc national du Mercantour avec un contrat de travail, hébergée par le parc, ce qui a été officialisé en juillet 1993 par un contrat de quatre mois, de juillet à octobre 1993. Je suis arrivée le 6 juillet. A l’issue de ce contrat, j’ai travaillé bénévolement. On m’a proposé un nouveau contrat que je n’ai pas souhaité signer. Je suis restée dans le Mercantour depuis, à Valdeblore.

M. le Rapporteur:
Madame Carbonne, je vais vous demander de réagir à une note que j’ai devant moi:
«Au mois de septembre 1992, Mme Geneviève Carbonne, chercheur au Muséum d’histoire naturelle de Paris, travaillait depuis un temps indéterminé sur le suivi de deux loups en enclos dans le secteur de la Roya, sur le territoire du parc national du Mercantour. Ces loups n’avaient fait l’objet d’aucune déclaration et ont été découverts fortuitement par deux agents de l’ONC». Figure à l’appui le procès-verbal pour détention clandestine établis par les agents de l’ONC. Je poursuis:
«A cette date, officiellement, la présence de loups en liberté n’était pas connue. Or, en 1993, c’est cette scientifique, qui est nommée comme biologiste du loup au Parc National du Mercantour. Une telle action scientifique paraît un peu clandestine et pourrait accréditer la thèse de l’accompagnement de lâchers de loups qui toutefois, semble-t-il, n’auraient pu venir de cet enclos. En effet, il ne s’agissait pas de loups italiens. Au minimum, le travail préparatoire de Mme Carbonne à sa future mission au parc national du Mercantour montre qu’elle avait connaissance de la présence de loups avant septembre 1992.»

Mme Geneviève Carbonne:
C’est magnifique!
Je suis allée pour la première fois voir ces loups, qui sont au-dessus de Fontan, en janvier 1993. Le propriétaire de ces loups, M. Defalle, m’a téléphoné pour me demander si je voulais venir voir ses animaux afin de lui dire ce que je pensais de l’état de captivité dans lequel ils étaient. Quand je suis arrivée en janvier – c’est facile à retrouver, notamment grâce aux billets d’avion – j’ai appris que la louve avait été stérilisée – c’était visible car elle portait encore les traces de l’intervention (poils rasés sur les flancs et sutures) – et que le mâle ne se reproduisait pas car il était soumis à un chien qui était également présent dans l’enclos, à l’époque. C’était la première fois que j’allais dans le Mercantour. Le reportage pour «Terre sauvage» était ultérieur, puisqu’il datait de mars ou d’avril. Après avoir lié connaissance avec M. Defalle, je suis allée ensuite de temps à autre voir ses animaux pour mon plaisir personnel car c’étaient de très belles bêtes. Il n’y a donc eu aucun déplacement antérieur à cette date. Il n’y avait pas de suivi sur ces animaux-là. Il n’y en a pas eu depuis ni à la suite de cette visite qui a été une simple visite.

M. André Chassaigne:
Avez-vous un doute sur l’arrivée non naturelle des loups dans le Mercantour?

Mme Geneviève Carbonne:
Non plus maintenant. Pourtant, en bonne scientifique, je me suis posée la question. Lorsque l’on m’a demandé d’aller y travailler, en juillet 1993, je me suis effectivement demandée comment ils avaient pu arriver jusque-là, parce que, pour les scientifiques, le doute fait partie du métier. Faute de quoi, nous ne serions pas scientifiques, nous serions juste des organisateurs de croyances. La lecture de la littérature consacrée au sujet montre que c’est la façon essentielle pour les loups de coloniser de nouveaux espaces. La France n’est pas un cas isolé. On retrouve cette colonisation par sauts avec parfois des incompréhensions, des retours en arrière, des laps de temps très longs, dans tous les pays du monde, qu’il s’agisse du Canada, des Etats-Unis ou d’autres pays européens.
A ce jour, je n’ai pas de doute. D’autant plus que le monde du loup est petit.
Vous auditionnez des personnes depuis un certain temps. Globalement, tout le monde se connaît, s’est connu ou rencontré à un moment ou à un autre. Il me paraît impossible de mettre en œuvre une telle opération dans le secret le plus total, d’autant que les loups présents en captivité en Italie sont très peu nombreux, inscrits dans un livre généalogique Stud Book, recensés ; les accouplements sont connus et prévus à l’avance. Je n’ai donc aucun doute, même si le doute a fait partie de mon questionnement en tant que scientifique.

M. le Rapporteur:
Le loup est souvent présenté comme un animal intelligent, disposant de facultés d’adaptation exceptionnelles qui lui permettent de contourner toutes les mesures de protection. Il s’habitue très vite et les mesures de précaution mises en place sont très vite dépassées. Dans ces conditions, estimez-vous impossible de protéger efficacement les troupeaux?

Mme Geneviève Carbonne:
D’abord, je ne pense pas que le loup soit un animal particulièrement intelligent, parce que ce n’est jamais qu’un canidé. Le chien est une exception car on l’éduque, on le dresse, on lui apprend des choses. C’est effectivement un animal capable de beaucoup d’adaptations, mais pour avoir travaillé avec des éleveurs – j’ai beaucoup travaillé avec les éleveurs, effectuant notamment du gardiennage nocturne pour plusieurs d’entre eux pendant plusieurs années, de 1993 à 2000 – je ne pense pas qu’il s’adapte systématiquement et rapidement aux conditions qui lui sont proposées.
Durant plusieurs étés d’affilée, j’ai gardé des troupeaux pour remplacer les éleveurs et leur permettre de dormir. Je n’ai jamais été surprise par le comportement d’un loup. Ils font toujours ce qu’ils savent faire et ils le font toujours de la même façon.
Je vous citerai l’exemple d’une installation de chiens dans le troupeau de M. Luc Vallet, que je connais bien, dans le vallon d’Auduébis, en 1994. L’installation a été difficile, comme elle l’est toujours. On a même cru, y compris moi-même, que le remède était pire que le mal car c’était la première fois qu’on le pratiquait. Puis, au fil de l’été, il est apparu que cela se passait de mieux en mieux et que les chiens devenaient de plus en plus efficaces. De fait, cette année-là, il n’y a quasiment plus eu d’attaque. La première année, le seul moyen de prévention que nous avions, c’était notre présence, c’est-à-dire la mienne et celle de personnes qui acceptaient bénévolement de venir. Après une année sans attaque, M. Luc Vallet est monté avec des chiens adultes, qui étaient alors effectivement performants. Mais pendant huit jours, il a vécu un vrai enfer. D’après lui, les chiens ne fonctionnaient plus. Il m’a donc demandé de venir. Pendant une semaine, je suis venue toutes les nuits. J’arrivais à dix-huit heures et je repartais au jour, à sept heures, pour voir ce que faisaient les chiens. On s’est aperçu que les chiens dormaient. Je réveillais les chiens. Quand j’entendais le troupeau bouger, je me levais. Mon mouvement, l’allumage d’une torche, réveillaient les chiens qui se mettaient alors à travailler. Au bout de huit jours, les chiens se sont remis à travailler normalement et il n’y a plus eu de problème durant tout l’été.
Donc, je ne pense pas que les loups soient tellement intelligents qu’ils puissent passer outre à tous les moyens de prévention. Je pense qu’il y a un problème d’adaptation de tous les côtés. On s’habitue à avoir des chiens qui fonctionnent très bien mais parfois l’homme est moins vigilant. Ce n’est pas que le loup est devenu plus intelligent. Mon expérience d’éthologiste me démontre que le loup n’est pas un animal superbement intelligent.

M. le Président:
Pouvez-vous me confirmer que M. Vallet a été condamné par le tribunal correctionnel parce qu’un de ses chiens a attaqué un touriste?

Mme Geneviève Carbonne:
Je ne sais pas s’il a été condamné. Il faudrait que je regarde. Je vous fais confiance. Je ne sais pas à quelle affaire vous faites référence. Des altercations entre chiens et touristes randonneurs vététistes ont eu lieu à de multiples reprises dans le Mercantour, pas uniquement chez M. Vallet. A la suite de cela, plusieurs travaux de recherche ont été réalisés pour voir comment réagissaient les chiens et dans quelles circonstances.
Ce que je peux dire, à la lumière de ma seule expérience – elle est limitée au Mercantour et même à la Tinée et à la Vésubie – c’est que les chiens s’éduquent et sont parfois éduqués selon la façon dont l’éleveur travaille. Ce n’est pas du tout un jugement, car je considère qu’ils font tous un énorme et bon travail, mais chaque éleveur a sa propre idée de ce que doit être le chien idéal. Pour certains, c’est un chien plus agressif que pour d’autres. Pour d’autres, c’est un chien beaucoup plus proche de l’homme et accoutumé à agir en interaction avec lui. L’écueil réside davantage là que sur le caractère intrinsèque du chien.

M. le Président:
Estimez-vous que le patou est le chien le mieux adapté à ce rôle?

Mme Geneviève Carbonne:
Je n’ai pas l’expérience de multiples races de chiens de protection. J’ai vu essentiellement travailler du patou. Je peux dire qu’il est extrêmement performant. Le problème peut résider dans l’accompagnement de l’éleveur. Ce sont de vrais «outils» de travail, si je peux m’exprimer ainsi s’agissant d’un animal, qu’il faut manier avec sagesse. On ne confie pas une tronçonneuse à quelqu’un qui a bu. Un chien requiert un accompagnement sur de multiples années. Il ne s’agit pas d’appuyer sur un bouton pour que cela fonctionne. A titre personnel, je considère que l’écueil de ce problème général est la nécessité d’un vrai accompagnement humain. Un accompagnement technique ne suffit pas. Beaucoup de difficultés se résolvent par un accompagnement humain. L’essentiel du travail que j’ai pu accomplir consistait en un accompagnement humain.

M. André Chassaigne:
Compte tenu de la connaissance que vous avez des bergers, puisque vous vivez dans le Mercantour et que vous avez travaillé avec certains d’entre eux et eu égard aux blocages et aux réactions passionnelles que provoque la présence du loup, pensez-vous qu’une évolution est envisageable?

Mme Geneviève Carbonne:
Je ne suis pas optimiste quand je travaille. Je suis optimiste par conviction personnelle mais quand je travaille avec un éleveur, de façon officielle ou qu’il me l’ait demandé par amitié, je ne suis pas optimiste, je suis très pragmatique et très réaliste. Je n’arrive jamais forte d’une conviction que je voudrais lui imposer ou en disant que le loup, c’est bien. Ce n’est pas le problème. Ils ont souvent un problème. Il faut y trouver une solution. Techniquement, en général, on la trouve. A ce jour, dans les alpages que je connais, je n’ai pas rencontré d’écueil majeur qui empêchent de mettre en pratique un certain nombre de solutions. Parfois elles sont difficiles, demandent beaucoup d’efforts mais techniquement, elles existent.
J’ai toujours travaillé avec des éleveurs qui étaient contre le loup. Cela ne m’a jamais empêchée ni de travailler avec eux ni d’obtenir des résultats dans la mesure de mes moyens. En général, le taux d’attaque des éleveurs avec lesquels j’ai travaillé baissait. Il ne faut jamais mélanger les deux problèmes même s’ils se recouvrent constamment. Il y a la conviction de chacun. On est pour ou on est contre. Je pense que les éleveurs sont pour longtemps contre le loup, je n’en connais pas qui soient fondamentalement pour. Quand un éleveur dit:
«Je fais avec», je ne lui demande pas de changer d’opinion. On fait avec pour travailler, faire un bout de chemin. Techniquement, cela fonctionne dans un certain nombre de troupeaux.
Toutefois, c’est un investissement humain énorme. S’agissant du travail réalisé avec M. Luc Vallet, par exemple – je le cite parce que c’est la personne avec laquelle j’ai le plus travaillé pour des raisons purement conjoncturelles – quand je regarde le temps passé, ce n’est pas économique du tout. J’y allais très régulièrement, pas parce qu’il avait un problème de loup, mais pour apporter du pain, du bois, savoir comment cela allait, pour apprendre comment fonctionnait le troupeau. En fait, les quelques fois où cela a très bien fonctionné, c’est parce que eux, les éleveurs, m’ont appris comment eux fonctionnaient. Aucun ne fonctionne de la même façon sur son troupeau.

M. André Chassaigne:
Les sentez-vous définitivement bloqués?

Mme Geneviève Carbonne:
Non.
Au début, non seulement j’étais une femme, mais comme à l’époque j’habitais Paris, dans l’esprit des gens, j’étais un peu envoyée par Paris, ce qui n’est jamais très bien perçu. A mon arrivée, on m’a dit:
«Surtout, ne vous occupez pas des éleveurs!». Comme je suis un peu têtue et qu’en outre, j’ai reçu une formation en sciences humaines, il m’est rapidement apparu que ceux qui subissaient le retour du loup, étaient les acteurs du monde de l’élevage.
C’était donc avec eux qu’il fallait travailler. Dans la journée, je recueillais des indices, puisque c’était mon travail, et chaque fois que je l’ai pu, je suis allée rencontrer des éleveurs pour comprendre ce qui se passait dans leur tête et dans leurs troupeaux. J’arrivais avec ma connaissance du loup mais je ne connaissais pas les troupeaux. Au bout d’un certain temps passé avec eux, ils m’ont appris leurs troupeaux. C’est en discutant avec eux, que l’on est parvenu à trouver des solutions. Ce n’était pas moi qui apportais des solutions. De la discussion que nous nourrissions ensemble, ils faisaient eux-mêmes émerger une solution.
J’ai pu rencontrer des éleveurs, voire travailler ponctuellement avec eux – quand je n’étais plus sous contrat, c’était sur mon temps, en fonction des possibilités personnelles dont je disposais – y compris avec ceux qui passent pour des «forts en gueule». Mon seul regret est de ne pas avoir pu travailler autant avec ceux-là que j’avais pu le faire avec d’autres. Dans mon for intérieur, je suis convaincue que l’on aurait pu améliorer leur situation. Je l’ai toujours dit, y compris sur des antennes de radio. Je crois que l’on a vraiment manqué d’humanité à l’égard de cette profession. Je considère qu’on ne les a pas suffisamment accompagnés dans ce problème. Souvent, ce n’est pas seulement une question d’argent ou une question technique, il s’agit d’être avec eux et de ne pas monter les voir juste pour faire un constat.

M. André Chassaigne:
Compte tenu du nombre d’éleveurs, du problème qui se pose, combien de personnes ayant ce dynamisme seraient nécessaires?

Mme Geneviève Carbonne:
Je ne sais pas. On ne m’a jamais posé la question en ces termes. En tout cas, à l’époque où je travaillais pour le Parc, nous étions une toute petite équipe composée de deux agents et de moi-même.
On arrivait à tenir pour le Valdeblore et la Vésubie. On n’est jamais allés plus loin parce que nous n’avions pas les véhicules de service ni le temps nécessaires et parce que l’on nous imposait de travailler dans un espace circonscrit.

M. le Président:
Madame Carbonne, je vous remercie de votre loyauté et de votre franchise. Vos propos nous ont beaucoup intéressés et ont certainement fait évoluer notre réflexion sur quelques points.