Le Monde des Pyrénées

Yellowstone, nature company - 2001

Au sein du plus ancien parc national du monde, on rencontre des ours et des bébés bisons. La télévision est interdite, le portable ne sonne pas. Ce bonheur-là est un travail de tous les jours

Les ours aussi prennent leur mois d'août. Les énormes grizzlis ont gagné la fraîcheur des montagnes pour se goinfrer de baies rouges. Mais, puisqu'une rencontre est toujours possible, Nancy Procter, doyenne des guides de la Yellowstone Association, vous explique comment saluer la bête, nez dans l'herbe et mains sur la nuque. Elle vous raconte aussi les fleurs blanches qui soignaient les plaies des chasseurs shoshone, et le mois de mai dans la vallée, quand les bébés bisons sont encore tout rouquins sous le ventre de leur mère. Elle vous montre un gros criquet et l'on comprend soudain pourquoi les mouettes et les pélicans batifolent ici, à mille milles du Pacifique, sous l'oeil des grands aigles des Rocheuses. Et, comme sa poésie a un prix, Nancy exhibe enfin d'une main ses feuilles de papier hygiénique, de l'autre le sac en plastique qui les accueillera, après usage éventuel, jusqu'au bout de la balade. Notre groupe garde un silence indigné. "Ici, c'est Yellowstone, et on ne jette rien, dit-elle en souriant. Nous sommes des invités."

Vraiment. 3 millions de bipèdes en short déferlent chaque année par les cinq entrées symboliques de l'éden fédéral, pour se perdre comme des fourmis dans une immensité sans clôture de 900 000 hectares. 1 million de voitures parcourent le grand huit goudronné, calqué sur les vieilles pistes indiennes du Wyoming et du Montana, qui relient les sources brûlantes de Mammoth, au nord, au lac Yellowstone et aux gorges de la Snake River, tout au sud. En trois heures. Au moins. Car, bien avant Bison futé, depuis 1915 et l'entrée des premières Ford T dans l'empire, les 500 rangers du parc ont donné aux embouteillages leurs noms d'animaux. Un bear jam, causé par un ours, sera furtif mais énorme; un moose jam s'éternise tant que l'élan broute la sauge des bas-côtés; un coyote jam, dans la plaine, n'est qu'un ralentissement, et personne n'a encore trouvé de mot pour ce moment où les touristes, au passage du col de Norris, freinent pour découvrir l'immense vallée de Hayden; quand la vue - mon Dieu, la vue! - cette toile de maître mouchetée de bisons, vous coupe le souffle mieux que la haute altitude.

La route ne fait qu'effleurer l'essentiel. Mais 1% seulement des 30 000 visiteurs quotidiens s'aventurent sur les sentiers du parc, qui, étirés bout à bout, relieraient Brest à Rome. Tant mieux, ou dommage, car c'est là, tout seul dans les fumerolles, entre les daims wapitis et les marmottes à ventre jaune, que l'on tutoie le vrai promoteur des lieux: le magma. Il rognait la croûte terrestre depuis des millions d'années avant de s'ébrouer, voilà 630 000 ans. La secousse a levé et craquelé un dôme de la taille de l'Ile-de-France qui a libéré l'apocalypse, une éruption 3 000 fois plus grande que celle du Vésuve, pour s'affaisser ensuite en une vasque presque invisible sous les pins douglas.

En attendant la prochaine explosion, la moindre source a ses vapeurs, et le glouglou des mares multicolores intriguait déjà, au début du XIXe siècle, les trappeurs français, qui se repéraient grâce aux "pierres jaunes" soufrées des bords de la rivière. L'Amérique de la mystique pionnière a mis des décennies à comprendre qu'elle tenait sa chapelle Sixtine, grâce aux rapports d'expédition du naturaliste Ferdinand Hayden. Il fallait l'entendre, ce romantique: la conquête de l'Ouest devait épargner l'essence du Nouveau Monde.

Le développement des chemins de fer, la révolution agricole et industrielle, bref, le rouleau compresseur capitaliste, concéderaient une enclave témoin à l'idéal originel. En 1872, le président Ulysses Grant signait l'acte de naissance du premier parc national de l'Union et de la planète, un lieu "exempt d'exploitation mercantile, voué à la satisfaction du peuple". En 1916, le texte s'allongera d'une précision: "Et à sa préservation pour les générations futures."

Voilà pourquoi, à cause d'un contrat impossible entre l'humain et le paradis, Jim McCalub est légalement contraint de réfrigérer ses poubelles. "Sinon, elles attirent les ours. Directive de 1963", soupire le directeur des Yellowstone National Park Lodges, principal concessionnaire privé et exploitant des neuf hôtels du parc. De sa fenêtre du vieux Mammoth Hot Spring Hotel, il scrute les wapitis qui broutent la pelouse de son discret fast-food, et surtout la bâtisse où s'affairent les rangers du National Park Service, des cerbères de l'Etat qui obligent Jim à cacher le logo Coca-Cola des distributeurs de boisson, et à appeler un archéologue assermenté chaque fois qu'il pose un tuyau, au cas où il buterait sur une pointe de flèche shoshone.

Dans la patrie du libéralisme, il est le seul hôtelier-restaurateur soumis au contrôle des prix, car les statuts du parc exigent que Yellowstone reste accessible à toutes les bourses. A 26 dollars la cabane sans salle de bains et à 370 dollars la suite au splendide Lake Hotel, les lodges rapporteraient autant que la nuée d'auberges des abords du parc, si Jim pouvait améliorer ses prestations. Or tous les bâtiments sont classés monuments historiques. Aucune extension n'est autorisée et la concession engloutit ses bénéfices dans l'entretien des vieilles structures de bois, telle l'extraordinaire forêt de charpente du Old Faithful Inn. L'insonorisation du Mammoth attendra. Les murs trop fins de cet ancien dortoir construit en 1920 interdisent d'installer la télévision.

De toute façon, à Yellowstone, le règlement des rangers interdit la télé. Mais oui, en Amérique? L'idéologie dominante vous recommande le plein air. La montagne brouille aussi la radio, et le portable ne marche pratiquement jamais, puisque les compagnies téléphoniques ont refusé d'investir dans une zone essentiellement fréquentée de mai à septembre. D'où le charme rétro de Yellowstone. Les familles qui tapent le carton sur la superbe terrasse du Old Faithful Inn, au son du grand piano et de la cantatrice maison, connaissent seulement l'heure de la prochaine éruption du geyser. Et elles préfèrent cela. Les baby-boomers viennent ici retrouver le souvenir de leurs vacances dans la Chevrolet paternelle et, surtout, un havre authentique loin des centres commerciaux et de MTV. 40% d'entre eux y passent une nuit, une éternité au regard de leurs deux semaines annuelles de congés, et tous trouvent le temps d'y dépenser 80 millions de dollars par an.

"Notre problème, c'est le dollar, confie pourtant Rick Hoeninghausen, directeur marketing de la concession, pour expliquer la baisse annuelle de 10% des entrées du parc depuis 1999. Au taux actuel, les voyages à l'étranger sont donnés." Mais les fluctuations monétaires n'empêchent pas les Européens de représenter 20% des visiteurs, trois fois plus qu'il y a cinq ans. "Ils aiment nos grands espaces et nous nous adorons leurs six semaines de vacances", plaisante Rick. Afin de satisfaire une nouvelle clientèle informée, les Yellowstone National Park Lodges ont enfin pactisé avec les écologistes de la Yellowstone Association, présente dans le parc depuis 1933, afin de promouvoir un catalogue de séjours éducatifs. Tout y est: "Le cougar, fantôme des Rocheuses", "L'écologie du grizzli", la photo et l'écriture animalière. Tout, y compris un programme de trois jours de découverte conçu pour les familles avec enfants.

Pourtant, cette vie-là n'est pas du goût de tous. Seuls 400 employés permanents acceptent d'affronter l'hiver. Ils constituent une tribu singulière, un club d'anciens routards quadra et quinquagénaires, à jamais conquis par le parc. Telle Darla, la trépidante conductrice du tour Coucher de soleil, installée ici depuis onze ans et mariée au caissier du Lake Hotel; tel Leslie Quinn, le chef des guides, venu pour un job d'été en 1981, qui ne quitte Yellowstone avec sa femme - une guide - que deux mois par an, pour se gaver de cinéma et d'expos à Chicago ou à Seattle. Au tarif de 6 dollars de l'heure, amputé d'une participation hebdomadaire de 60 dollars pour le gîte et le couvert, les concessionnaires peinent à pourvoir les 3 000 postes saisonniers de l'été. "Nous n'avons ni télé ni Internet. Pour les jeunes Américains, c'est un drame", reconnaît Marcie Corp, responsable des loisirs des employés, qui incluent, tout de même, un centre sportif, des concerts rock et cinq bars interdits aux touristes. Résultat, la relève estivale est assurée, deux fois sur dix, par des retraités vadrouilleurs, comme la délicieuse Florine Orourke, âgée de 70 ans et réceptionniste au Mammoth, ou Nell, l'hôtesse des petits déjeuners, octogénaire, bucolique et dure de la feuille.

Pénurie oblige, les Park Lodges sont allés recruter Lucynda, une serveuse, dans sa fac de tourisme de Varsovie. Un quart des emplois pour étudiants sont pourvus par une jeunesse moins exigeante, enrôlée pour l'été, visa compris, par une agence internationale en Pologne, en Russie, en République tchèque ou en Colombie. Des modèles d'éthique laborieuse comparés à leurs collègues américains.

Le parc dispose d'un mignon tribunal fédéral et de sa propre prison. Sur les 120 détenus qui y défilent chaque année, 72 sont des saisonniers américains, recherchés dans leur Etat d'origine ou arrêtés ici pour fumette et conduite en état d'ivresse. Comme si Rick Obernesser, le fringant chief ranger chargé de la sécurité, n'avait pas assez à faire avec les touristes. La veille, il a dû faire évacuer en avion spécial une fillette qui s'était ébouillanté une jambe dans une source à 100 °C. Au même moment, deux chauffards s'encastraient près de Lamar Valley, tandis qu'un crétin atterrissait à l'hôpital de Lake Village après avoir tenté de chevaucher un bison. Par miracle, le parc ne déplore que six morts d'homme par an, malgré ses quelque 3 millions de visiteurs: crises cardiaques, accidents de la route, et environ un décès causé, presque toujours, par une bête à cornes. Mais 90 grands mammifères finissent, eux, sous les roues des voitures. Avec un budget en baisse et sa centaine de flics sauveteurs pour un territoire énorme, Rick combat au mieux la petite délinquance, qui a augmenté de 25% en une décennie. Près de 10 viols et attentats à la pudeur, ainsi qu'un nouveau fait de société: le triplement des cas de braconnage et de vol de minéraux rares. "On croirait que les gens ont perdu toute notion du domaine public", confie-t-il.

Les Américains aiment la nature. A leur manière. Autour de Gardiner et de West Yellowstone, les principaux villages proches du parc, les résidences secondaires poussent comme des champignons. Les occupants, retraités californiens ou transfuges de Chicago, recherchent la proximité du parc. Mais, lorsque les ours commencent à piller leur frigo et les coyotes à occire le basset de la famille, ces nouveaux électeurs s'allient aux éleveurs pour protester contre le "laxisme écolo" de Yellowstone et son credo, le "développement naturel", qui proscrit toute interférence humaine ainsi que l'extinction des feux de forêt dans les zones inhabitées. Les élus républicains de la région accusent encore les rangers d'avoir contribué à l'incendie monstrueux de 1988, en laissant se propager des foyers causés par la foudre. Le brasier a dévoré plus d'un tiers du parc et, dans les alentours, bon nombre de résidences privées, mais son ampleur, incontrôlable, était pourtant le résultat d'un excès de zèle humain: en éteignant le moindre incendie pendant cinquante ans, les directeurs précédents de Yellowstone avaient laissé la broussaille combustible s'accumuler dangereusement dans les sous-bois.

La gestion de la faune n'est pas mieux notée. Dans les années 60, au début de la doctrine du "développement naturel", la rééducation forcée des ours - habitués à se nourrir dans les poubelles ou dans les voitures des touristes - les avait rendus à leur job de prédateurs d'herbivores.

En 1998, la population des bisons s'était ainsi stabilisée autour de 3 000 têtes. C'était encore trop pour les riverains du parc, enragés par les bris de clôtures et les dégâts dans les champs. De plus, de nombreux bisons étaient porteurs sains de la brucellose, une maladie qui provoque les fausses couches des bovins domestiques. L'affaire est remontée jusqu'à Washington, où, au terme d'un an de lobbying des congressistes du Montana et du Wyoming, l' "autodéfense agricole" a été autorisée. Lorsque, au c?ur de l'épouvantable hiver de 1999, les bisons ont suivi les vallées jusqu'aux sorties du parc, tous les chasseurs du Wyoming les tenaient en joue. 1 100 bêtes sont tombées en trois mois? A la simple évocation du massacre, Wayne Brewster serre les dents. Le directeur adjoint des ressources de Yellowstone avait pourtant usé de tous ses arguments politiques pour sauver ses bêtes.

Le voici aujourd'hui encore traîné dans les prétoires et devant des conseils municipaux par une nouvelle colère populaire: "Contre les loups, cette fois, cibles de tous les fantasmes." A 6 heures du matin, une vingtaine d'aficionados se pressent sur un promontoire de Lamar Valley pour observer, à la longue-vue, le réveil de la louve 103 et de sa portée. Cette femelle est une mère célibataire, un cas rare dans une espèce où seuls les couples dominants se reproduisent. Depuis la réintroduction de 30 spécimens importés des forêts canadiennes en 1995, les carnassiers dérogent aux règles matrimoniales pour occuper l'espace. Ils sont aujourd'hui 130, objets d'un culte qui rapporte 28 millions de dollars de revenu touristique supplémentaire, et d'applaudissements pour leur rôle de bouchers en gros de l'écosystème: ces tueurs limitent la population de cerfs et oublient assez de viande sur les carcasses pour bien nourrir tout le petit peuple de la forêt. Les loups visitent aussi les fermes avoisinantes et les 12 vaches et les 50 moutons tués en six ans, grassement indemnisés par l'Etat, leur valent la Une haineuse des journaux locaux. "Le bétail leur importe moins que l'insulte aux traditions, confie Brewster. Dans les années 20, on payait les chasseurs pour exterminer les prédateurs. Les gens ne comprennent pas que l'on désavoue leurs grands-pères."

Les traditions ont bon dos

Les chambres de commerce les invoquent pour combattre l'interdiction des motoneiges, effective à partir de 2003. Les machines hurlantes existent depuis les années 30 et leur technologie n'a pas vraiment évolué. Le brouillard bleu de chaque moteur à deux temps équivaut à la pollution de 100 voitures et, sur certaines pistes du parc, on a relevé des niveaux de brouillard supérieurs à ceux de Los Angeles. Seul problème: la glisse motorisée attire la moitié des 160 000 visiteurs de l'hiver et la location d'engins rapporte le tiers de leurs revenus annuels à des villages comme West Yellowstone. Cette fois, les parlementaires de la région ont porté l'affaire à la Maison-Blanche, sur le bureau d'un président Bush plus sensible au business qu'aux finasseries écolos. Ce dernier a déjà promis de signer le nouveau budget du parc: 25 millions de dollars, sournoisement assorti par le Congrès d'une clause révoquant l'interdiction des motoneiges.

On ne s'étonne pas que le parc bruisse de noms d'oiseaux et que ces contentieux aient pu accélérer la démission du superintendant Mike Finley, un directeur connu pour avoir bloqué la réouverture d'une mine d'or polluante et exigé des royalties aux géants pharmaceutiques qui prélèvent les micro-organismes des sources chaudes.

Mais Finley n'aura pas réussi à isoler Yellowstone d'un monde cruel. Il a suffi, pour provoquer une catastrophe, qu'un seul pêcheur idiot introduise dans le lac une espèce de truite des profondeurs, inaccessible aux prédateurs, qui dévore les poissons locaux et la pitance de 400 espèces animales. Chaque année, les rangers passent au lance-flamme des hectares de prairie contaminée par 190 plantes indésirables, arrivées parfois des steppes russes sous les semelles des globe-trotteurs. La Snake River est envahie par un escargot microscopique venu de? Nouvelle-Zélande dans un chargement de truites destinées au repeuplement d'un lointain torrent du Montana. Et, à force de nourrir les daims au foin pour les rassembler sous les fenêtres des touristes, les hôteliers de la station de Jackson Hole, dans le Wyoming, ont favorisé les épidémies qui touchent un jour ou l'autre le parc.

D'ailleurs, tout revient à Yellowstone, cette enclave idéale à jamais encerclée. Lorsque l'on demande à Wayne Brewster ce que sera son parc dans un demi-siècle, le ranger a une moue un peu triste. "Nous sommes là pour nous battre", rappelle-t-il. Il regarde les wapitis sur le gazon du fast-food, et il pense toujours à ses bisons.

Auteur: Philippe Coste
Source: L'Express du 23/08/2001