Parmi les défenseurs des droits des bêtes, le seul sujet du foie gras banalise l’importance du combat pour améliorer les conditions d’existence d’un nombre beaucoup plus grand d’animaux.
Le 26 novembre, à la veille de la fête de Thanksgiving, le président des Etats-Unis Barack Obama a procédé à la Maison Blanche à une cérémonie assez incompréhensible pour le reste
du monde:
Il a gracié deux dindes, leur permettant d’échapper à ce qu’il a appelé "un sort aussi terrible que délicieux", la table du dîner.
Les deux dindes, expédiées des meilleures fermes, avaient passé la nuit précédente dans le luxe d’une chambre de l’hôtel Willard à côté de la Maison Blanche.
Dans un pays qui se sent obligé de procéder à un rituel de déculpabilisation nationale avant de massacrer 46 millions de dindes (puis 22 millions pour Noël), il ne faut pas s’étonner
que la pratique du gavage des oies donne la nausée.
Le 14 octobre, la Cour Suprême des Etats-Unis a confirmé l’interdiction de la production et de la vente du foie gras, entrée en vigueur en 2012 en Californie, qui avait été attaquée
par l’association des éleveurs de canard et d’oie du Québec. Les amateurs californiens devront aller acheter leur foie gras à Las Vegas (Nevada), voire au-delà.
Pourquoi, cela dit, cibler le foie gras quand les poulets américains sont entassés par dizaines de milliers dans des hangars où ils passent de vie à trépas en quarante-deux jours?
Quand les dindes ont des poitrines tellement gonflées qu’elles ne peuvent plus s’accoupler naturellement? Comme le relate le philosophe australien et pionnier des droits animaliers
Peter Singer dans des conférences où il aime à détailler par le menu les pratiques les plus rebutantes, 99 % des dindes de Thanksgiving sont le produit d’insémination artificielle.
Ce qui signifie, insiste-t-il, "qu’il y a des gens dont le travail est de masturber les dindons à longueur de semaine pour récolter la semence".
Et que d’autres attrapent les femelles pour leur injecter le produit.
L’indignation ne serait-elle pas quelque peu sélective? Plus vive dès lors qu’il s’agit d’un produit de luxe? Etranger?" Les Américains mangent beaucoup de poulet et peu de foie gras,
acquiesce le professeur de psychologie Hal Herzog, de l’université de Caroline occidentale. Il leur est plus facile de s’indigner à propos de quelque chose qu’ils ne consomment pas,
notamment parce qu’ils ne peuvent pas se l’offrir".
Parmi les défenseurs des droits des animaux, certains jugent d’ailleurs ridicule la bataille du foie gras. "C’est banaliser la réelle importance du combat pour améliorer les conditions
d’existence d’un nombre beaucoup plus grand d’animaux", estime Edie Jarolim, qui fait une carrière de blogueuse en relatant sa relation avec son chien.
"Schizophrénie culturelle"
Pour les associations de protection animalière, le foie gras n’est d’ailleurs qu’une bataille parmi d’autres. Elles s’apprêtent à fêter en janvier une victoire autrement significative:
l’entrée en vigueur de la loi sur la prévention de la cruauté envers les animaux de ferme. C’est une première aux Etats-Unis. Le texte interdit le confinement des poules, des cochons
et des veaux" d’une manière qui leur interdit de se tenir debout, de s’asseoir, de se retourner ou d’allonger leurs membres".
Les Américains restent, et de loin, les plus gros consommateurs de viande du monde (120 kilos par personne contre 87 en France).
La proportion de végétariens n’a pratiquement pas changé en vingt ans: à peine plus de 4 % des Américains de plus de 17 ans sont soit végétariens, soit végétaliens.
Vingt-cinq millions de personnes (8 % de la population américaine) se sont essayées au régime sans viande mais plus de 80 % l’ont abandonné.
Les Américains souffrent de "schizophrénie culturelle", estime le professeur Herzog. "Ils sont sensibles aux questions morales posées par les élevages industriels, le foie gras,
les animaux de cirque… En même temps, ils restent opposés à l’interdiction de la chasse et même de l’utilisation de cobayes pour la recherche."
Hal Herzog est l’auteur de Some We Love, Some We Hate and Some We Eat ("ceux qu’on aime, ceux qu’on déteste et ceux qu’on mange", Harper, 2010).
Il y collectionne les manifestations de l’incohérence des rapports de l’homme à l’animal. Les chiots sont considérés comme "un membre de la famille aux Etats-Unis" et
comme "de la viande de lunch" en Corée, écrit-il. Vérité ici, erreur au-delà.
En Europe, on mange du lapin, une idée qui fait frémir aux Etats-Unis, où il est animal de compagnie – Pâques n’est pas symbolisé par une poule mais par un "Easter Bunny".
La chaîne bio Whole Foods, qui a essayé d’introduire la viande de lapin issue de fermes artisanales, a fait face à des boycottages divers.
Pour son livre, Hal Herzog a suivi des combats de coqs, interdits depuis 2008 dans les 50 Etats du pays, mais qui continuent sous le manteau dans l’Amérique profonde:
il a trouvé des animaux bichonnés, adulés, infiniment mieux traités que leurs congénères ligotés en toute légalité dans les mouroirs à poulets. Que faut-il interdire en priorité?
s’interroge-t-il.
Auteur: Corine Lesnes (San Francisco, correspondante)
Source:
Le monde du 24 décembre 2014