Avant que nature meure, pour une écologie politique
Auteur: Dorst Jean
Editeur: Neuchâtel, Delachaux Et Niestlé
Date de parution: 1974 (première édition 1964) - 542 pages
ISBN-10: 2603000799
ISBN-13: 978-2603000793
Commentaire du site "Alerte Environnement"
Commentaire du site "Biodiversité 2007"
Informations diverses sur le WWF
Jean Dorst, professeur au Muséum d'histoire naturel de Paris, était aussi vice-président de la Commission de sauvegarde de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), l'association sur du WWF. D'ailleurs, c'est le WWF qui a publié cet ouvrage, avec une préface du prince Bernhard des Pays-Bas, président du WWF à cette époque. L'objectif du prince Bernhard est que ce livre "trouve le chemin non pas seulement dans les institutions scientifiques des savants, mais aussi bien sur les bureaux des autorités compétentes". Il s'agit donc de la première action de lobbying d'envergure auprès des responsables politiques au sujet de la protection de l'environnement, avec la volonté d'afficher un constat scientifique sérieux, détaché de considérations idéologiques.
Il s'agit d'un ouvrage volumineux, de plus de 500 pages, et divisé en deux parties: "hier" et "aujourd'hui". Il veut, dans un premier temps, montrer que le problème de l'impact de l'homme sur la nature ne remonte pas à la société industrielle: "Les exemples pourraient être multipliés, tous montrant que la destruction des habitats naturels a commencé dès l'apparition de l'homme sur la terre." Pour lui, l'équilibre biologique naturel entre l'homme et la nature a disparu "en tout cas dès que le chasseur se transforma en pasteur et surtout en agriculteur". Il admet que, dans certaines régions, l'équilibre était plus ou moins maintenu avec "l'homme "sauvage", mais seulement "jusqu'à ce que le Blanc envahisse le monde". Dans un chapitre intitulé "L'homme contre la nature", il passe en revue, continent par continent, une série d'exemples de ravages causés par l'activité humaine durant l'ère pré-industrielle, détaillant érosion des sols, disparitions d'espèces animales, etc. Cette première partie se conclut avec un chapitre plus encourageant sur les efforts de l'homme pour protéger la nature, constatant que "la protection de la nature a fait des progrès considérables". Il décrit entre autres la création de parcs nationaux et de réserves naturelles, ainsi que le travail d'associations comme le WWF ou l'IUCN.
Cependant, il considère que les choses ont considérablement changé aujourd'hui. Il explique en effet que "l'homme n'a eu pendant longtemps qu'une influence limitée en raison de la faible densité de ses populations (...) et à la modicité des moyens techniques à sa disposition". Il affirme ainsi que "le premier problème auquel l'humanité d'aujourd'hui doit faire face est sans aucun doute la surpopulation actuelle". Et si l'on ne fait rien, "l'humanité mourra comme les populations de rats qui ont dépassé la capacité-limite de leur habitat". Il s'inquiète des effets de cette croissance démographique sur les ressources et la biosphère, mais aussi sur la possible... dégénérescence de l'espèce humaine. Avec certains relents eugénistes, il constate que l'humanité "a réussi à se débarrasser de la plupart des freins à sa prolifération (...) au risque, non négligeable d'ailleurs, de multiplier les maladies héréditaires, autrefois éliminées en plus grande proportion par la sélection naturelle". Il précise même que "certains ont cru déceler ces signes de dégénérescence dans l'espèce humaine, et ne sont pas éloignés de penser qu'ils sont consécutifs à une prolifération excessive accompagnée d'une absence totale de sélection". Il aborde aussi, de façon extensive, toutes les pollutions engendrées par la société industrielle, des pesticides à la surpêche, en passant par la pollution atmosphérique et la pollution biologique. Il n'oublie pas non plus les problèmes posés par les transplantations d'animaux ou de plantes dans d'autres habitats que ceux d'origine. Ses solutions sont, d'une part, pour freiner la croissance démographique, un meilleur contrôle des naissances, et d'autre part, pour lutter contre les déprédations causées par l'homme, un aménagement rationnel de la Terre, avec des zones totalement protégée, d'autres totalement aménagées, et, enfin, des zones mixtes. Pour lui, "c'est une révision complète de nos conceptions que nous devons entreprendre sans tarder. (...) Nous avons à renoncer à toute initiative ne visant qu'à l'augmentation de la production et du profit." Il conclut son livre en se demandant si l'homme ne s'est pas trompé et si notre civilisation ne serait pas une impasse. Il écrit: "Si la civilisation technique moderne était une erreur, une nouvelle civilisation pourrait renaître à partir de ce qui aura été conservé de la nature primitive."
Source: Alerte Environnement - 24 juin 2009
Préface: Prince Bernhard des Pays Bas, président du WWF; "certaines de nos activités semblent porter en elles-mêmes les germes de la destruction de notre espèce... L'homme ...n'a ni le droit moral ni l'intérêt matériel à mener une espèce animale ou végétale à son extinction...".
J Dorst, ornithologue, est professeur au Museum National d'Histoire Naturelle, dont il deviendra le directeur.
Avant-propos: le déséquilibre du monde moderne
Citation de Théodore Roosevelt 1908: "le temps est venu d'envisager sérieusement ce qui arrivera quand nos forêts ne seront plus, quand le charbon, le fer et le pétrole seront épuisés, quand le sol aura encore été appauvri et lessivé vers les fleuves, polluant leurs eaux, dénudant les champs..."
"Si l'on envisage l'histoire du globe, l'apparition de l'homme prend aux yeux des biologistes la même signification que les grands cataclysmes à l'échelle du temps géologique...la révolution qui se passe sous nos yeux depuis l'apparition de l'homme sur la Terre [a] une vitesse et une ampleur sans égales si l'on tient compte de la faible durée au cours de laquelle s'est manifestée l'action de notre espèce". Mais avec une terrible accélération depuis deux siècles. "l'homme de la civilisation industrielle a pris maintenant possession de la totalité du globe...L'homme moderne dilapide...les ressources non renouvelables, combustibles naturels, minéraux, ce qui risque de provoquer la ruine de la civilisation actuelle."
En fait les préoccupations de conservation de la nature "concernent ..le devenir de l'homme."
"l'homme continue de dépendre étroitement des ressources ...et avant tout de la ...photosynthèse...Ce fait fondamental lie l'homme d'une manière très étroite à l'ensemble du monde vivant, dont il ne forme qu'un élément".
"L'écologie: science qui étudie les rapports des êtres vivants entre eux et avec le milieu physique dans lequel ils évoluent". Les lois de la biosphère sont complexes. Or l'action de l'homme "a visé à simplifier les écosystèmes, à canaliser leurs productions dans un sens strictement anthropique et souvent à ralentir" les cycles. Il y a là à terme, du fait du bilan systématiquement déficitaire, une atteinte irrémédiable à la productivité de la biosphère. J Dorst va plus loin en considérant que l'on a créé des lieux laids et polluants, induisant des maladies mentales.
"Il convient d'opposer les philosophies orientales à nos conceptions occidentales. Beaucoup d'orientaux ont en effet un respect de la vie sous toutes ses formes, toutes procédant directement de Dieu... L'homme fait métaphysiquement partie d'un comlexe dont il ne représente qu'un élément." " En revanche, les philosophies occidentales mettent toutes l'accent sur la suprématie de l'homme sur le reste de la création qui n'est là que pour lui servir de cadre."
Donc, pour la survie même de l'homme, il faut préserver les ressources, la nature: "L'homme et la nature seront sauvés ensembles."
Conserver la nature, c'est assurer une "conservation d'un échantillonnage aussi représentatif que possible de tous les habitats naturels."...mais également "celle des ressources naturelles toutes entières... de l'eau, de l'air, ... du sol... Il convient de respecter et gérer l'ensemble de ce capital". J Dorst y ajoute les paysages: "l'homme a besoin d'équilibre et de beauté".
Il appelle à un "aménagement rationnel de la Terre", et donc à une collaboration des "protecteurs de la nature" (qui devraient comprendre "que la survie de l'homme sur terre exige une agriculture intensive et la transformation profonde et durable de certains milieux") et des planificateurs / technocrates (qui doivent admettre que "l'homme ne peut s'affranchir de certaines lois biologiques"). "Une entente réaliste entre les économistes et les biologistes peut et doit ...assurer le développement rationnel de l'humanité". "Il s'agit au fond de réconcilier l'homme avec la nature. De le persuader de signer un nouveau pacte avec elle."
Hier "L'impact de l'homme dans les équilibres biologiques date de l'apparition de celui-ci sur terre"... mais surtout "quand les populations humaines commencèrent à s'organiser en communautés aux structures sociales de plus en plus perfectionnées... Il n'y a qu'une différence de degré entre le cultivateur néolithique déboisant ... et l'homme de l'an 2000 qui... changera le cours des fleuves, les forçant à irriguer les déserts." Les deux facteurs qui ont aggravé cet impact ancien sont: l'explosion démographique et la puissance accrue des techniques.
Dans de nombreux cas historiques, on a pu constater que l'homme a détruit son habitat et les éléments nécessaires à son existence, avant d'en ressentir les effets. En effet, à la différence des animaux (herbivores en surpâturage, carnivores en surprédation) son intelligence et ses facultés d'adaptation lui permettent de dépasser les limites. Ce déséquilibre homme / nature est apparu dès le passage du chasseur au pasteur (qui crée des habitats ouverts et, a détruit de nombreux espaces en Méditerranée, notamment en Palestine, aussi par surpâturage) et surtout à l'agriculteur.
Cf les contrexemples d'équilibres de peuples "primitifs": aborigènes d'Australie, Pygmées d'Afrique, indiens d'Amazonie...en parfaite harmonie et "équilibre stable avec leur milieu".
Le feu a été la première oeuvre de destruction / modification des milieux, au service de la culture itinérante et de la déforestation (qui a atteint son apogée au Moyen-âge).
La révolution industrielle et l'expansion des européens sur la planète ont changé le rythme et l'échelle des destructions, particulièrement en Amérique, Afrique, Australie.
A partir du XVIIIème siècle, le nombre d'espèces animales (mammifères, oiseaux), qui disparaissent s'accélère, mais ce n'est qu'une partie des destructions. "A part certains biotopes de haute montagne, il n'existe pas en Europe occidentale ou moyenne un seul pouce de terrain sur lequel l'influence de l'homme ne se soit pas profondément fait sentir."
En Amérique du nord, en 200 ans, 170 millions d'hectares de forêts ont été détruits, et un nombre considérable d'espèces ont été détruites, surtout par chasse systématique, dès la fin du XIXème siècle: "ce désir de détruire la vie sauvage, de l'éradiquer volontairement n'a pas d'équivalent en Europe."
A cela s'ajoutent les déséquilibres créés par l'importation d'espèces étrangères (rats, chiens, chèvres, etc...) déstabilisant totalement des écosystèmes, surtout insulaires (cf Antilles,...).
En Asie, c'est la démographie qui a été le facteur destructeur majeur, avec la destruction des habitats, et le commerce d'espèces (plumes, cornes, fourures, etc...).
En mer le phénomène a été du même ordre.
Dans tous les cas, on passe de (centaines) de millions d'individus à zéro ou quelques unités isolées.
En résumé, les principales causes de destruction sont:
"Les effets conjugués de ces facteurs ont littéralement ravagé le monde entier". Le pire a été atteint au XIXème siècle "l'époque du grand développement industriel", où "l'homme s'est littéralement jeté à l'assault du monde." "Ainsi la Terre entière se trouvait au pillage vers la fin du XIXème siècle."
"C'est alors que quelques hommes clairvoyants prirent conscience de la gravité de la situation".
Pionnier, G P March, avec "Man and nature, or physical geography as modified by human action", 1864: "tous les concepts qui doivent présider à la conservation de la nature sont exposés dans cet ouvrage fondamental".
Jusqu'à cette époque, seuls quelques princes ou rois avaient préservé des forêts pour la chasse ou le bois. En France, sous le second empire, ce sont des peintres paysagistes qui incitèrent à classer quelques "sites artistiques" dont la forêt de Fontainebleau.
Aux Etats Unis, une première réserve naturelle est créée en 1864 (protection des Séquoïas) et, surtout, le premier parc national (Yellowstone) en 1872, "as a public park of pleasure ground for the benefit and the enjoyment of the people". Peu à peu, un concept de protection de la nature se répand, avec des lois dans divers pays, "interdisant toute activité humaine dans des portions de territoire." En fait, cette conception est trop figée au regard de la dynamique des équilibres naturels. Il faut que l'homme intervienne et à bon escient. D'où, les différentes catégories de protection:
Peu à peu, les lois se sont étendues à la protection générale de ressources naturelles (forêts, marais, ...). "Ces règlementations peuvent paraitre compliquées. Mais cela s'explique ... en fonction de la difficulté à concilier protection de la nature ...avec les activités humaines dont on ne peut, bien entendu, pas faire abstraction. Il convient de s'adapter aux conditions locales et de rendre cette règlementation aussi souple que possible, de ne pas venir à l'encontre des besoins économiques justifiés de l'homme, et néanmoins d'assurer au mieux la conservation des habitats naturels et de la faune et de la flore qui les peuplent."
"L'Amérique du nord possède ... un des meilleurs systèmes de parcs nationaux et réserves du monde entier" (30 Parcs aux USA). De nombreuses initiatives privées complètent ce dispositif ("on ne soulignera jamais assez le rôle des "amateurs" dans les mouvements de protection de la nature"). Mais ce n'est pas autant le cas au Mexique et en Amérique du sud: "comme dans la plupart des pays latins, ses habitants n'ont pas autant conscience de leurs devoirs envers la nature que dans les pays anglo-saxons."
En France, des initiatives privées ont permis la création de réserves au début du XXème siècle ( 1928, Camargue par la SNPN, 1912, Sept Iles, par la LPO), mais il faut attendre 1960 pour qu'une loi prévoie la création de Parcs nationaux.
En Europe, il y a maintenant de nombreuses protections. On peut citer quelques cas exemplaires en Afrique, les parcs "britanniques" étant ouverts aux touristes. Idem en Asie (surtout en Inde).
Ces actions ont été confortées par une collaboration internationale: par exemple, 1922, Londres, création du comité international pour la protection des oiseaux et, 1948, Fontainebleau, fondation de ce qui deviendra l'UICN (union pour la conservation de la nature et de ses ressources), sous l'égide de l'UNESCO.
Aujourd'hui Aldous Huxley: "les relations de l'homme moderne avec la planète ...ont été celles, non pas de partenaires vivant en symbiose, mais du ténia et du chien qu'il infeste, du mildiou et de la pomme de terre qu'il parasite."
J Dorst reprend: "Il faut maintenant se rendre à l'évidence: la simple mise en réserve de certaines parcelles ne suffira pas à préserver la nature ... En raison de l'unité du monde, toute solution doit s'appliquer à l'ensemble de la planète, dont l'homme doit envisager l'aménagement en fonction de son intérêt bien conçu." "D'une manière paradoxale ... le problème le plus urgent ... est la protection de notre espèce contre elle-même: pollutions de l'air, de l'eau, des sols, appauvrissement des sols, surexploitation des mers... et la sauvegarde de la nature sera assurée en même temps, contrairement à ce que pensent encore quelques "protecteurs" attardés". "le feu est dans la maison toute entière... l'embrasement général exige des mesures d'ensemble."
Ce qui caractérise le XXème siècle, c'est l'explosion démographique sans précédent, aux conséquences incalculables. Celui qui le premier a vraiment théorisé sur le sujet est Thomas R. Malthus: "l'homme accroît plus facilement son espèce que la quantité d'aliments disponibles. La courbe démographique ... suivrait une progression géométrique, celle des subsistances une progression arithmétique." En fait, les économistes resteront très partagés.
Mais un fait demeure "l'accroissement actuel des populations humaines ... met en jeu l'existence même de notre espèce ...dans son contexte biologique".
Etapes:
J Dorst prévoit in fine une population de 6 à 7 milliards en 2000.
La faim est devenue chronique dans le monde (sous ses deux aspects global / insuffisance calorique, énergétique; spécifique / carences, malnutrition), même si elle est plutôt due à des difficultés économiques et politiques, plus qu'à une insuffisance de denrées, grâce à une remarquable augmentation des rendements agricoles. Par ailleurs, "l'excès de population peut avoir de profondes répercussions sur le comportement humain: ... gigantisme des villes", temps de transport importants, pollutions de l'air, bruit, tension nerveuse, maladies mentales, ...
"Il faut que l'homme prenne conscience de la gravité de sa propre pullulation".
Or, nous détruisons les sols.
"Le capital naturel le plus précieux est sans aucun doute constitué par le sol." L'homme a engendré une érosion accélérée, "impact le plus sérieux et le plus lourd de conséquences de l'homme dans son environnement."
Dès les années 1930, un scientifique américain (Bennett) estimait qu'en 150 ans 120 millions d'hectares avaient été ruinés aux USA. La forêt et la prairie retiennent l'eau (ruissellement, évaporation), limitant l'érosion. Le défrichement et la culture laissent le sol sans défense "on a calclué que le taux de ruissellement atteint 27% sur une terre cultivée en maïs, alors qu'il n'est que de 11% sur une prairie voisine". Or le déboisement a atteint un niveau catastrophique.
Autre fait aggravant: le surpâturage (on lui attribue la dévastation des sols du pourtour méditerranéen, par exemple de l'Espagne, et surtout des USA et en Afrique).
Le pire reste les mauvaises pratiques agricoles: la monoculture élimine certains éléments minéraux et organiques déterminés et accélère les phénomènes d'érosion (cf cas extrêmes aux USA et en Afrique / café, hévéa, coton, ...), élimination des "mauvaises herbes" ou plantes de couverture, culture mécanisée (destruction de la cohésion des sols accroissant l'érosion, diminution de la perméabilité, ... aux conséquences d'autant plus graves que les sols sont fragiles; cas des sols tropicaux), ...
Les recherches agronomiques permettent d'envisager la reconquête des sols, quitte à avoir recours à des méthodes traditionnelles: culture en terrasses, labourage en sillons suivant les courbes de niveau, apports en éléments minéraux et organiques, assolement, culture en bandes alternantes, remise en herbage, paillage (protection contre dessèchement et érosion éolienne) et cultures de plantes de couverture, haies brise-vents, reforestation (approche vers une équilibre agro-silvo-pastoral), ...
Les conséquences sont importantes sur le régime des eaux: assèchement (l'eau ruisselle et ne pénètre plus), modification climatique, accroissement de la fréquence et de l'amplitude des inondations, accumulation accélérée de sédiments (envasement d'estuaires, de ports, comblements de barrages, de retenues d'eaux, et de canaux, étouffement de terres cultivables, ...).
J Dorst s'arrête sur l'enjeu des zones humides (marais, deltas de fleuves, ...): richesses écologiques essentielles, mais aussi intérêts économiques "régulateurs du débits des eaux ... ayant en quelque sorte un rôle d'éponge", permettant de limiter les inondations, pâturages riches, ressources en bois et plantes, apports nutritifs à la conchyliculture et à la pisciculture, milieux favorables à la reproduction des poissons marins, chasse au gibier d'eau ou autres animaux, tourisme, ... Deux ennemis graves: l'assèchement et les barrages.
En résumé, "la superficie des sols cultivables se trouve donc réduite d'année en année ... L'existence même de l'homme sur la Terre est en jeu."
Certes la pédologie se répand et les organismes de recherche se multiplient. Mais la réponse passe par un aménagement rationnel des territoires: "on s'aperçoit donc qu'un certain équilibre entre la forêt, la prairie et le champ doit être maintenu". Il cite le cas réussi de la Tennesse Valley aux Etats Unis, aménagée depuis 1935 "grâce à l'application de principes d'une logique élémentaire: l'équilibre entre les différentes productions naturelles et l'utilisation des terres en fonction de leur vocation propre".
La culture industrielle a aussi offert aux parasites des sources inégalées de nourriture, d'où leur énorme développement. Aux substances minérales de lutte contre ces parasites, ont succédé, depuis les années 1940, des substances chimiques organiques de synthèse qui ont permis de réelles avancées (contrôle de parasites, lutte contre les maladies comme la malaria), mais elles ont "donné lieu à des abus déplorables".
Les pesticides sont des poisons violents, souvent non sélectifs, parfois toxiques pour l'homme. Il cite Rachel Carson "Printemps silencieux" (1963), en restant pondéré: "ce n'est que l'abus de ces produits qu'il faut proscrire, le principe même de leur emploi raisonnable étant hors de cause." Il évoque la non sélectivité: on tue de nombreux autres insectes que ceux combattus, dont les abeilles, mais aussi des poissons, des crustacés, des oiseaux, notamment des rapaces, des mammifères. En fait toute la chaîne alimentaire est touchée. Les effets à retardement sont importants, par la concentration due aux épandages successifs, par la disparition de nourritures pour les prédateurs des espèces détruites, donc de ces prédateurs ( y compris les "alliés" de l'homme, prédateurs des insectes objet de la lutte: on obtient alors l'effet inverse!), par l'apparition de résistances (par sélection "naturelle").
Tout ceci se retrouve dans les herbicides.
J Dorst préconise des alternatives dont la lutte biologique "on appelle lutte biologique les méthodes qui consistent à détruire les insectes ou les autres êtres vivants, par l'utilisation rationnelle de leurs ennemis naturels", la stérilisation de reproducteurs, les insecticides "endothérapiques" ou systémiques (absorbés par les plantes "mais il convient d'être prudent dans leur emploi"), le maintien de végétaux refuges (haies, couverture du sol, ...).
"Aucun produit ne devrait être employé à grande échelle avant que des essais répétés n'aient été faits dans les conditions d'emploi réel et que les conséquences à brève et à longue échéance aient été soigneusement analysées."
Puis J Dorst aborde le problème des déchets:
L'industrie a ajouté aux déchets organiques des produits plus résistants (= hydrocarbures lourds, corps radioactifs, ...) avec une explosion quantitative. "Or l'attitude de l'homme vis à vis des déchets est restée la même que jadis: il se contente de les déverser dans la nature", qui ne peut plus les dégrader assez vite.
L'homme a aussi bouleversé les équilibres en introduisant volontairement ou non des espèces dans des écosystèmes:
En résumé, "l'introduction d'un animal ou d'un végétal dans un milieu où il est étranger bouleverse l'équilibre entre les espèces autochtones et crée de nouvelles chaînes alimentaires ... Les acclimatations sont ... suivies de réactions en chaîne, dont l'homme ne peut prévoir ni le déroulement ni les conséquences".
Les mers qui s'étendent sur plus de 70% de la surface du globe, recèlent une biomasse énorme. Mais "les ressources marines sont ... d'ores et déjà exploitées d'une manière trop intensive... Il est sans aucun doute a priori impossible de penser qu'une espèce marine puisse être exterminée ... sauf en ce qui concerne les mammifères ... Le danger de la surexploitation concerne bien plus la rentabilité commerciale des pêcheries...", des individus n'atteignant plus la taille suffisante. "Le phénomène est particulièrement bien étudié".
Pour les poissons, "comme chez tous les animaux, une quantité identique de nourriture assure en grande partie la croissance chez les jeunes, alors que chez les individus âgés, elle sert presque uniquement à leur maintien en vie, sans gain de poids appréciable. Si les poissons âgés dominent, ils accaparent la nourriture au détriment des plus jeunes, dont la croissance se trouve donc ralentie et qui périssent en grand nombre. Un prélèvement de sujets adultes augmente donc les chances de survie des individus plus jeunes, parmi lesquels la croissance est plus rapide, ce qui a pour effet d'augmenter la biomasse totale ... Une exploitation du stock de poissons par l'homme augmente la biomasse de l'ensemble... tant que le prélèvement ne dépasse pas un certain seuil ... au delà, l'homme élimine alors des tranches de population dont les individus n'ont pas encore achevé leur croissance. Cela aboutit à une diminution graduelle et accélérée de la biomasse totale" C'est la surpêche. Paradoxalement, un moindre effort de pèche permet une collecte supérieure. "La rentabilité de la pèche repose donc sur des notions assez subtiles de dynamique des populations et de variations de la biomasse de celles-ci." Depuis la fin du XIXème siècle, la demande croissante en poissons (démographie) et l'amélioration des techniques de pèche industrielle (chalutage hauturier, sonar, congélation, ...)ont provoqué de nombreux cas de surpêche.
Cas du flétan dans le pacifique nord / surpêche constatée de 1915 à 1917; Canada et USA réglementent de plus en plus sévèrement de 1923 à 1953; dès 1931, les prises ré augmentent; en 30 ans accroissement de 150%; "une commission internationale veille à la conservation et en permet une utilisation rationnelle".
Cas de la sardine du Pacifique: en 40 ans, la surpèche sans limite a abouti à l'arrêt total de son exploitation, avec désarmement des bateaux et fermeture des usines au Canada et aux USA.
Idem pour le Merlu (Colin). "Dans l'ensemble donc l'état actuel des populations est très alarmant"
Les mesures possibles: réglementation du maillage des filets, limitation des périodes d'ouverture à la pèche, contingentement des prélèvements,... en s'appuyant sur une connaissance précise de l'écologie et de la dynamique des populations de poissons exploitées. Mais il faut des accords internationaux pour la haute mer. Il existe diverses conventions (mer du nord, Atlantique nord-est,...) , mais encore insuffisantes, notamment dans leur application (quels moyens de répression?). L'autre piste, c'est l'élevage de poissons, mais "on en est encore au stade expérimental".
J Dorst évoque l'état dramatique des cétacés, malgré les multiples conventions internationales, et la création en 1946 d'une commission baleinière permanente. Il évoque les risques de la pèche sportive et de la chasse sous-marine, sans réglementation. Face à la surpêche, J Dorst a confiance dans la biomasse globale. Il conseille d'explorer d'autres zones, d'exploiter d'autres espèces, dont les mollusques ("90% de la biomasse des animaux marins sont constitués par des invertébrés"), voire le plancton.
Conclusion générale pour "essayer de tirer une doctrine, une philosophie de la conservation de la nature et de ses ressources renouvelables, en rapport avec le maintien d'un équilibre entre l'humanité et son milieu, et avec la satisfaction des besoins légitimes de l'homme."
"Bien que toutes les métaphysiques et toutes les religions accordent à l'être humain une position centrale dans le monde et que celle-ci ne puisse être mise ne doute, l'homme n'a pas le droit moral d'exterminer l'ensemble des êtres vivants" et d'ailleurs "a-t-il intérêt à le faire?" Par ailleurs, "la nature ne sera en pratique jamais sauvée contre l'homme".
"Le problème est cependant d'une autre essence dans les temps actuels car il s'agit maintenant de sauver l'homme contre lui-même.... Il dépend et dépendra toujours des ressources naturelles... L'homme et tous les êtres vivants... forment un tout dont il faut se préoccuper en bloc".
Les grandes menaces:
L'aménagement rationnel:
"Il n'est sans doute pas encore trop tard pour que l'humanité prenne conscience des dangers qui la menacent".
"La première et la plus impérieuse nécessité est de conserver la souche de toutes les espèces vivant encore à l'heure actuelle et un échantillonnage complet de tous les habitats". Ensuite, on peut aménager en fonction de la vocation des sols: des réserves naturelles intégrales; des zones entièrement vouées à l'urbanisation, à l'industrie et à l'agriculture; "une large gamme de milieux".
Conservation intégrale d'habitats sous contrôle public, où "la nature y est donc abandonnée à elle-même", sur des zones de taille suffisante. Ces territoires sont des conservatoires d'habitats, "une liste des milieux prioritaires doit être établie afin de préserver les plus menacés". "La création d'un réseau de réserves intégrales... exige... un plan d'ensemble...", par exemple sous l'égide de l'UICN. On pourra ainsi sauver de nombreux êtres vivants (en particulier animaux de petites tailles et végétaux, qu'on ne peut garder en zoos), dont l'éventuelle utilité ne nous est pas encore connue. J Dorst évoque l'amélioration d'animaux domestiques ou plantes cultivées grâce à des hybridations avec des espèces sauvages. Les réserves sont "des réservoirs d'où pourront sortir de nouveaux serviteurs de l'homme, de nouvelles combinaisons génétiques ou simplement des stocks de reproducteurs..." Elles sont aussi des laboratoires de recherche: évolution des milieux, adaptations d'une faune, d'un biome aux conditions d'un milieu,...
Vers une réconciliation de l'homme et de la nature:
"Les grands problèmes de conservation de la nature tels qu'ils se posent à l'heure actuelle sont en réalité étroitement liés à ceux de la survie de l'homme lui-même sur terre.... Le vieux contrat qui unissait le primitif... à son extinction. D'abord parce qu'il n'est pas capable de la créer, mais seulement de la conserver. Ensuite... Parce qu'un jour nous pourrions... en tirer un profit actuellement imprévisible."
Alors, "l'homme a le droit de tirer le meilleurs parti de la surface du globe par exploitation intelligente, assurant la conservation du capital..." Il faut en revenir à un aménagement du territoire, sur la base de la vocation des sols, des climats, des impératifs biologiques, interprétée par "un comité des sages groupant les spécialistes... économiste... sociologue... biologiste.... Les vastes plans d'ensemble où l'homme se trouve intégré dans la nature relèvent bien entendu de la responsabilité des collectivités..."
"La nature sauvage ne doit pas uniquement être préservée parce qu'elle est la meilleure sauvegarde de l'humanité, mais parce qu'elle est belle...
... Nous n'avons pas le droit d'exterminer ce que nous n'avons pas créé...
... La nature sauvage ne sert à rien, disent les technocrates actuels.... Mais le Parthénon ne sert à rien non plus... Notre Dame est complètement inutile .... Et pourtant l'homme, s'il s'en donnait la peine pourrait refaire dix fois le Parthénon. Mais il ne pourra jamais recréer un seul canyon...
...La nature ne sera en définitive sauvée que par notre coeur."
Auteur: Notes de lecture par Gilles Pipien
Source: Biodiversité 2007
Jean Dorst, né à Mulhouse (Haut-Rhin) le 7 août 1924 et mort à Paris le 8 août 2001, est un ornithologue français.
Il étudie la biologie et la paléontologie à la faculté des sciences de l'université de Paris. En 1947, il rejoint le Muséum national d'histoire naturelle. Il succède à Jacques Berlioz (1891-1975) à la direction du département des mammifères et oiseaux en 1964, et il est élu directeur du Muséum en 1975. Il en démissionne en 1985 pour protester contre les réformes gouvernementales.
Il est élu membre de l'Académie des sciences en 1973. Il est l'un des fondateurs et le second président du Charles Darwin Foundation pour les Galapagos, vice-président de la commission pour la protection des espèces menacées de l'International Union for Conservation of Nature (IUCN), membre du Conseil national de la protection de la nature, membre de l'Université Interdisciplinaire de Paris et de nombreuses sociétés scientifiques internationales. Il préside le seizième Congrès ornithologique international (IOC) et la Société zoologique de France en 1964.
Jean Dorst a publié une dizaine de livres traduits dans le monde entier, notamment Les Oiseaux, Les Migrations des Oiseaux, Avant que nature meure, La Vie des Oiseaux, Les Oiseaux dans leur milieu, un Guide des grands mammifères d'Afrique, Les Animaux voyageurs, L'Univers de la vie. Il participe au scénario du film documentaire qui lui est dédié, Le Peuple migrateur.
Son ouvrage Avant que nature meure (1964) eut une grande influence sur les naturalistes de diverses disciplines, au-delà du monde francophone, qui prirent de plus en plus la mesure des problèmes rencontrés par la faune et la flore. Dans les années qui suivirent sa parution, de nombreuses associations consacrées à l'étude et à la protection de la nature virent le jour, notamment en France.