Regard critique sur la compensation écologique: Prendre en compte toutes les composantes de la biodiversité dans les mesures compensatoires
Par Mélanie Burylo (1) et Romain Julliard (2)
En France, le principe de compensation écologique est inscrit dans la loi depuis 1976. Affirmant le caractère d’intérêt général de la nature, la loi dite de «Protection de la nature» impose l’étude d’impact qui doit préciser les mesures pour Eviter, Réduire, et si possible, Compenser les conséquences dommageables pour l’environnement: la désormais célèbre «séquence ERC».
Le renforcement réglementaire opéré au cours des dernières années, d’abord avec la mise en conformité du droit français avec le droit communautaire (Directive Habitats en 1992), puis avec le Grenelle de l’environnement (loi Grenelle II en 2011), a impulsé une redécouverte de la compensation écologique et a réaffirmé l’objectif de neutralité écologique des aménagements, c’est-à-dire de «non perte nette» de biodiversité (voir le regard n°34 de Fabien Quétier sur ce sujet).
Cependant, dans les faits, la compensation écologique semble davantage perçue par les aménageurs comme un contretemps, une gêne à contourner, plus que comme un véritable frein à la perte de biodiversité en cours, ce qui nous invite à nous pencher sur les questions que cette obligation légale soulève et sur les voies éventuelles d’amélioration des pratiques actuelles, voire de la loi elle-même. Nous proposons donc ici une réflexion prospective autour de la compensation écologique, sur la façon dont elle pourrait être améliorée notamment en prenant en compte d’autres dimensions de la biodiversité.
Dans la loi fondatrice de 1976, rien ne restreint la compensation à une composante de la biodiversité en particulier. Pourtant, dans les faits, la mise en œuvre de mesures compensatoires s’appuie presque exclusivement sur les obligations réglementaires liées aux espèces et espaces protégés. Autrement dit, il n’y a compensation que si le site impacté présente des espèces protégées. Ce type d’approche est donc surtout efficace et valable pour les espèces directement menacées, mais beaucoup moins pour le reste de la biodiversité, et ne permet pas de répondre à toutes les problématiques. On peut mentionner les limites suivantes:
L’aménageur, de son côté, est également confronté à certaines limites et contraintes, au premier rang desquelles, une incertitude «administrative» importante sur les ratios de compensation* qu’il va devoir appliquer.
Un second type de contraintes provient du fait que les enjeux de biodiversité entrent souvent en conflit avec les autres problématiques dont l’aménageur doit tenir compte, notamment les problématiques sociales (Figure 2). Comment admettre, expliquer et justifier qu’une population de crapauds accoucheurs ou d’écrevisses à pattes blanches ralentisse la réalisation d’une déviation routière et nécessite le déploiement de moyens parfois importants quand de l’autre côté de la balance pèse la sécurité des enfants à la sortie de l’école?
Dans la suite de ce regard, nous présenterons l’intérêt des concepts de services écologiques et de biodiversité potentielle dans le cadre de la compensation, en particulier pour répondre aux limites évoquées ci-dessus, et nous verrons comment les intégrer à la formulation et au dimensionnement des mesures compensatoires, moyennant une évolution des pratiques, voire de la législation.
Les services écologiques, ou écosystémiques, sont les bénéfices que les humains tirent des écosystèmes; ils dérivent des processus et fonctions écologiques (Daily et al., 1997). Prendre en compte ces «services» dans les mesures compensatoires aurait pour première conséquence de donner plus de poids à la biodiversité ordinaire, grande absente de la compensation, qui fournit pourtant un nombre important de fonctions et services. D’autre part, un autre intérêt essentiel serait d’apporter des éléments permettant d’expliquer la nécessité d’agir en faveur d’espèces protégées d’écrevisse ou de crapaud et pourquoi pas d’apporter certaines réponses aux conflits qui peuvent parfois apparaître lors de projets d’aménagement.
Appliquée à la compensation écologique, en plus de donner davantage de poids à la nature ordinaire, la prise en compte des services écologiques permettrait de se rapprocher de l’équivalence écologique entre site impacté et site de compensation. Dans un pays comme la France, les imbrications étroites entre la nature et les sociétés humaines font que l’on parle aujourd’hui de socio-écosystèmes*. Les milieux naturels devraient ainsi être évalués et compensés en considérant les usages qui en sont fait et les services écologiques que l’Homme en retire afin que les sites impactés et les sites de compensation soient similaires à la fois du point de vue écologique et du point de vue du territoire dans lequel ils s’inscrivent. L’approche par les services écologiques semble donc une piste intéressante qui permettrait d’apporter une véritable plus-value écologique et sociale aux mesures compensatoires.
Afin d’intégrer les services écologiques dans l’évaluation écologique des sites impactés et compensés, trois étapes pourraient être suivies:
Ces étapes sont résumées dans la figure ci-dessous:
Pour chacune des variables considérées, l’évaluation pourra passer par l’attribution d’un score, modalité chiffrée ou non, afin de hiérarchiser les niveaux de valeur absolue, de vulnérabilité et de valeur relative. Dans un dernier temps, la combinaison des trois variables pourrait fournir une évaluation globale et pertinente de la valeur du service considéré.
La notion de service écologique suscite une sympathie et un engouement importants, et nous ne faisons pas exception en suggérant de l’utiliser dans le cadre de la compensation écologique, mais il faut garder à l’esprit qu’elle se heurte à un certain nombre de limites, que l’on retrouve d’ailleurs dans le cas de la gestion des milieux naturels en général:
Même si une approche par les services écosystémiques dans la compensation représente clairement un défi interdisciplinaire, celle-ci mérite d’être explorée car elle a certainement beaucoup à offrir pour mieux concevoir les mesures compensatoires, et pourquoi pas, faire converger les intérêts de populations de crapauds et de sociétés humaines…
Définition et intérêt dans le cadre de la compensation
Une première définition de la biodiversité potentielle d’un site peut être l’ensemble des espèces qui ont la capacité de coloniser ce site, qui appartiennent au pool local d’espèces, mais qui n’y sont pas forcément présentes à tout instant (Pärtel et al., 2011). Dans le cadre de la compensation, cette notion peut être envisagée de deux façons (Figure 4).
Il peut s’agir d’évaluer la capacité d’accueil actuelle d’un milieu, en considérant les espèces dont la présence est avérée localement ainsi que les espèces qui n’ont pas été détectées lors des inventaires mais qui font partie de la biodiversité potentielle. Ce faisant, on compense ce que l’on voit mais aussi ce que l’on ne voit pas. On peut imaginer qu’une telle approche pourrait remplacer complètement les inventaires, notamment dans les milieux présumés ordinaires. On peut envisager d’aller plus loin dans cette direction et évaluer la capacité d’accueil potentielle du milieu, soit en cas d’évolution spontanée (succession écologique), soit en cas d’évolution pilotée (restauration, réhabilitation), ce qui revient à compenser en fonction des espèces qui peuvent être présentes.
La notion de biodiversité potentielle présente le premier intérêt de considérer davantage la nature ordinaire, qui pourrait faire l’objet de mesures compensatoires si des espèces protégées apparaissent dans la biodiversité cachée présente ou à venir. D’autre part, cette approche permet de donner une dimension temporelle à l’évaluation écologique, dimension actuellement peu prise en compte ; elle permet en effet de considérer la dynamique naturelle des communautés vivantes dans leurs habitats, voire d’intégrer les changements globaux (utilisation des milieux, climat, invasions biologiques) dans les évaluations, afin de sortir d’une vision statique de la biodiversité.
L’évaluation de la biodiversité potentielle d’un site pose deux questions: quelles espèces pourraient être présentes, et avec quelle probabilité? Pour y répondre, différentes approches peuvent être imaginées.
De manière assez simple, on peut d’abord se baser sur la similarité écologique des espèces et leur correspondance avec les conditions environnementales locales, et considérer la similarité environnementale (préférences écologiques, valeurs d’Ellenberg* par exemple), la similarité fonctionnelle (traits de vie, appartenance à un groupe fonctionnel), ou la similarité phytosociologique (fréquence des espèces dans les relevés botaniques, types de végétation). La distance qui sépare les espèces ainsi identifiées du site à évaluer dépend ensuite à la fois de la qualité de l’habitat (structure de la végétation par exemple), des pressions biotiques et abiotiques (pressions de compétition, de prédation, infrastructures humaines) et de la biologie de l’espèce (capacité de dispersion).
De manière plus sophistiquée, on pourra faire appel à la modélisation, et en particulier aux modèles de niche (Hutchinson, 1957 ; Guisan & Thuiller, 2005), qui permettent d’estimer des aires de distribution, de suggérer des probabilités d’occurrence des espèces ou d’estimer des potentiels de colonisation.
La notion de biodiversité potentielle permet d’intégrer une dimension temporelle et dynamique à la compensation. Elle ouvre ainsi la voie à de nombreux développements et notamment la production de scénarios. A des paramètres biologiques (dynamiques naturelles, capacités de dispersion…) peuvent être ajoutés des paramètres liés aux changements globaux, aux modes de gestion des milieux, aux dynamiques économiques ou encore aux politiques publiques. Quelle biodiversité pourrait-on observer si le risque d’invasion biologique augmente, si l’urbanisation s’intensifie, si une politique publique soutient telle activité, ou prévoit un développement autoroutier? Dans cette perspective de projection des futurs probables ou possibles, peut-on envisager de bâtir la compensation uniquement à partir de la biodiversité potentielle et donc de s’affranchir de l’actualisation des relevés naturalistes?
Enfin la biodiversité potentielle, telle que nous l’avons présentée ici, concerne la composante «espèce» de la biodiversité, mais le même raisonnement et les mêmes perspectives pour la compensation écologique peuvent également s’appliquer aux fonctions et services écologiques.
Ces pistes de réflexion, si elles devaient être mises en œuvre, modifieraient profondément le mode opératoire du triptyque «ERC» en faisant glisser l’effort des inventaires de terrains vers une évaluation de la biodiversité par la modélisation. Cela s’apparenterait finalement à une démarche d’évaluation du risque assez classique en environnement: un modèle théorique consensuel quantifie le risque maximum pour la biodiversité et les mesures compensatoires nécessaires. Si les conclusions sont acceptables par les parties prenantes (aménageur et défenseurs de la biodiversité), on en reste là, sinon l’une ou l’autre partie tente de démontrer par des études complémentaires que le risque pris est moins (ou plus) grand que prédit par la modélisation et donc les compensations à entreprendre à ajuster en fonction. A coût constant pour l’entrepreneur, cela conduirait à un transfert de l’effort des études d’impacts vers les mesures en faveurs de la biodiversité.
Artificialisation du sol – Le terme artificialisation est entendu ici au sens large. Il désigne toute transformation, ou conversion, d’un milieu naturel ou semi-naturel (terrains agricoles compris) pour les besoins d’un aménagement. Les surfaces artificialisées comprennent ainsi les surfaces bâties (habitations, éventuellement avec jardin, bâtiments industriels et agricoles …), les surfaces revêtues (routes, voies ferrées, parkings…), mais aussi d’autres types de surfaces (chantiers, terrains vagues, espaces verts urbains, équipements sportifs et de loisir…).
Paysage écologique – Le paysage écologique décrit la composante «naturelle» du milieu, notamment sa composition en espèces, sa structure et son fonctionnement, ce dernier pouvant être décrit par les interactions et pressions biotiques possibles (facilitation, prédation, invasion biologique) et les fonctions qu’il assure.
Paysage socio-économique – Le paysage socio-économique décrit la composante «anthropique» du milieu, les pressions, usages et acteurs. Il comprend notamment les pressions et perturbations connues ou possibles (pollution, dérangement, pratiques agricoles, pression d’urbanisation …), et leur intensité.
Ratios de compensation – La compensation écologique est basée sur des ratios de compensation permettant de calculer la surface à compenser. Un ratio de 1 pour 3 indique par exemple que chaque hectare impacté devra être compensé 3 hectares ayant un niveau de biodiversité équivalent.
Socio-écosystème – Les socio-écosystèmes, ou systèmes socio-écologiques, correspondent à des systèmes intégrés, complexes et adaptatifs couplant la nature et les sociétés humaines, et structurés en deux sous-systèmes que sont le système écologique et le système social. Cette approche considère donc l’Homme comme une composante active et intègre les interactions
Homme-Nature. Valeurs d’Ellenberg – Les valeurs indicatrices d’Ellenberg renseignent sur les préférences écologiques des espèces en ce qui concerne la lumière, l’humidité, le pH et l’azote, noté(e)s de 1 à 9 (sauf pour l’humidité: de 1 à 12). Ces valeurs ont été établies pour les espèces végétales de la flore d’Europe Centrale.
Les réflexions présentées dans ce regard sont le fruit d’un projet de recherche recevant le soutien financier de la direction R&D de Bouygues Construction dans le cadre d’une convention de recherche entre le MNHN et deux filiales du groupe Bouygues Construction, DTP Terrassement et Bouygues Travaux Publics.
Merci à Brice Quenouille et à Baptiste Regnery, qui ont participé à ces réflexions. Un grand merci aussi à Anne Teyssèdre, dont les relectures et suggestions ont permis d’améliorer les versions successives de ce regard.
Et ces trois regards et débats en ligne sur la plateforme SFE:
Article édité par Anne Teyssèdre dans Regards le 26 septembre 2012 par Anne T.
Source: Société Française d'Ecologie du 26 septembre 2012
(1) - Post-doctorante
(2) - Chercheur en Ecologie au CERSP, UMR 7204, Muséum National d’Histoire Naturelle