Jamais un produit labellisé en AOC (Appellation d’Origine Contrôlée) ou AOP (Origine Protégée) comme le mouton de Barèges-Gavarnie n'a été attaqué avec une telle violence.
Et cette attaque ne porte pas sur la qualité du produit mais sur le fait que cette production n’est pas compatible avec les fantasmes de l’écologie sectaires pro-ours qui a fixé unilatéralement ce qu’ils appellent pompeusement «les bonnes pratiques» sans jamais rien connaître du métier d’éleveur-berger.
Pire, ces mêmes individus qui prétendent qu’il y a eu concertation préalablement aux introductions d’ours en 1996 et 2006 n’ont même pas pris conscience qu’ils avaient occulté toute l’analyse historique des pratiques pastorales jusqu’à l’arrêté ministériel instituant une AOC.
Et ce n’est pas n’importe qui, qui, le premier, en 2010, parle d’imposture en parlant de l’AOC. C’est Gérard Bozzolo, Ingénieur agronome, maître de conférences à l’Ecole Nationale Supérieure d’Agronomie de Toulouse. En 2012, c'est le belge Baudouin de Menten, webmaster de la Buvette des Alpages, qui, ne représentant que lui-même, diffuse un communiqué de presse mensonger et diffamatoire à l'encontre du mouton de Barèges-Gavarnie en étant repris par Férus (1), ceux-là même qui, à leur origine avec Artus, ont été les organisateurs d'une manipulation qui durera plus de 30 ans. Dommage pour eux, le sociolinguiste, Bruno Besche-Commenge, a fait un travail d'historien et d'ethnologue, en dépouillant les archives, qu'il nous restitue ci-dessous.
Louis Dollo, le 26 septembre 2012
(1) - La Région Provence-Alpes-Côte d’Azur subventionne localement FERUS pour équilibrer (compenser?) les subventions accordées à certaines structures d’élevage. C’était dans la catégorie: stratégies tortueuses et alambiquées cherchant à ménager la chèvre et le loup (pardon, le PS et les Verts). Avec ce type de comportement, l'agriculture de montagne va pouvoir avancer... Navrant!
A propos d’une «découverte» du blog «La Buvette des Alpages» et de l’AOC Barège-Gavarnie
Le webmasteur (Ndr: Il s'agit du belge Baudouin de Menten) du blog
La Buvette des Alpages est aussi concepteur de divers sites pour FNE, de celui de
l’ADET, «modérateur» du forum de discussion de ce site, j’en passe …
«Modérateur» … jamais mot n’a été aussi mal employé! Il déverse en effet une haine aigre essentiellement sur les éleveurs des Alpes et des Pyrénées parce qu’ils osent ne pas
correspondre à ses fantasmes à propos du loup, des ours etc. Lui par contre connaît bien sûr très bien le pastoralisme et la façon dont il faut exercer ce métier d’éleveur, celles
et ceux qui n’y correspondent pas sont alors l’objet d’attaques personnelles de plus en plus violentes et haineuses. Il faut les stigmatiser pour ce qu’ils sont, ce qu’ils font,
les écarter du jeu, les faire taire, les écraser.
C’est d’une certaine façon l’eugénique des alpages: eugénisme certes non génétique, mais culturel qui consiste à totalement dévaloriser par tous les moyens les pratiques et savoirs différents de ceux que l’on érige en norme et modèle unique. En 2002, lors de la Conférence de Durban «contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui y est associée», l’UNESCO plaçait d’ailleurs au même niveau inacceptable «l'émergence de racisme culturel et les menaces qui peuvent naître de la génétique sous la forme d'une dérive vers l'eugénisme.» ( Unesdoc.unesco.)
L’une de cibles favorites de cette sèche Buvette est l’AOC Barège-Gavarnie et nommément Marie Lise Broueilh qu’avec l’élégance qui le caractérise son webmasteur appelle: «la jument de Troie». Dernièrement, il vient de découvrir le Graal: un de ses correspondants anonymes lui a transmis la «Monographie de la Vallée de Barège» écrite par Jean‐Pierre Rondou, instituteur à Gèdre, dans les premières décennies du XX° s. Il croit y trouver la preuve que les pratiques de simple surveillance, et non de garde permanente du bétail constitutives de l’AOC sont «une imposture».
Découverte pour notre eugénique des alpages, certainement pas pour les historiens et autres spécialistes des sociétés pyrénéennes. La monographie est en effet bien connue avec ses
richesses et aussi ses limites: comme dans la très grande majorité de ces documents, très grande importance de tout ce qui relève des «mœurs», du folklore au sens large, avec alors
une très grande précision de détails, beaucoup moins d’attention pour les logiques des activités productives, même si les noms vernaculaires sont souvent très précisément relevés,
c’est ici le cas.
Ainsi dans la partie «Vie agricole et pastorale», les chapitres sonnailles et marques, le plus «folklore et tradition», sont-ils longuement renseignés (3 pages et demi), tandis
que «la garde des troupeaux» n’est qu’un paragraphe du chapitre «les travaux d’été» et n’a droit qu’à ¾ de page. Sont alors envisagés trois moments très différents du cycle
pastoral: hiver, saisons intermédiaires, été. Ils correspondent en fait à des pratiques très différentes, et il est impossible de se fonder sur ces quelques lignes pour en tirer
quelque conclusion sérieuse que ce soit sur ces pratiques. D’autres documents le permettent par contre, on va le voir.
Rondou consacre ensuite 5 pages à la transhumance. Transhumance proprement dite en effet, car il y a là une différence essentielle que ne fait pas la Buvette et c’est la marque
évidente de son ignorance des réalités pastorales, pas seulement pyrénéennes d’ailleurs. Cette transhumance ne renseigne en rien sur les pratiques valléennes: elle concerne en
effet les gros troupeaux venus de l’extérieur, bas pays ou Espagne, qui n’occupent les estives que sur une brève période et selon des modalités précises, attestées en Barège
depuis le XIV° siècle et déjà totalement différentes de celles des éleveurs locaux.
Ces derniers utilisent en continu tout l’espace du village jusqu’aux estives selon une progression et des techniques qui n’ont strictement rien de commun avec celles de ces
transhumants étrangers. Se baser sur la description des anciens fonctionnements transhumants pour juger des pratiques actuelles des éleveurs locaux, c’est comme juger de la
conduite d’un pilote de formule 1 aujourd’hui selon les critères d’un camionneur des années 1920, sur la base que tous deux utilisent un volant et que leur véhicule a quatre roues
et un moteur!
C’est pourtant ce que font la Buvette et l’association Ferus qui reprend son «dossier» sous le titre: «Pyrénées: AOC Barège-Gavarnie, l'imposture!»
(Ferus: AOC-Bareges-Gavarnie-l'Imposture) Plus encore qu’imposteurs, c’est
ignorants que sont la Buvette et Ferus, on va le voir.
L’eugénique des alpages ne lit dans les documents que ce qui convient à sa thèse, c’est en cela qu’il est idéologue. Je l’ai encore montré récemment à propos d’un événement qui vient de se produire sur une estive couserannaise ( 2012-09-24-Ignorance-Manipulation-ours-Brebis-bergere-enceinte)
Rondou lui-même en effet permet de formuler une tout autre hypothèse que les affirmations péremptoires de la Buvette. Hypothèse j’y insiste: restera en suite à confirmer ou infirmer en multipliant et citant les sources, c’est la seule démarche scientifique en histoire. Dans le chapitre qu’il consacre aux marques de bétail, Rondou distingue bovins et ovins selon ce critère:
«Race bovine. Il n'existe pas de marques pour les vaches et cela s'explique. Elles sont toujours sous la surveillance d'un berger; rarement deux troupeaux se confondent à la
montagne ; chacun reste dans un endroit déterminé. /…/
Race ovine. Les troupeaux sont importants et chaque propriétaire a une marque particulière.»
On peut donc conjecturer ceci:
- à l’inverse des bovins les ovins sont marqués, et de deux façons: marque sur la laine à la poix et marque à l’oreille,
- les bovins ne le sont pas parce qu’ils «sont toujours sous la garde d’un berger»,
- hypothèse: il est possible que les ovins soient marqués parce que, à l’inverse, ils ne sont pas l’objet de la même garde constante.
Dans les chapitres «les sonnailles», dès le début une remarque semble aller dans le même sens: «Pour que la pâtre puisse plus aisément reconnaître où se trouve son troupeau, il munit certaines de ses bêtes de clochettes.» En quoi est-il nécessaire de reconnaître où se trouvent les troupeaux si ceux ci «sont toujours sous la surveillance d'un berger» qui les dirige, les suit en permanence, si «chacun reste dans un endroit déterminé», si parfois ils ne «se confondent /pas/ à la montagne?
Or, cette hypothèse se vérifie et pas seulement pour Gèdre et son canton.
«En semi-liberté c’est là qu’elle sont bien et c’est là qu’elles profitent»: c’est ce que disait en 1975 l’un des éleveurs bergers que j’enregistrais alors pour recueillir leur Savoir dans le cadre d’une thèse universitaire, il était né en 1903. Pour m’expliquer ce système non pas de garde mais de surveillance orientéeque lui avaient légué ses parents et ses grands parents, il tenait d’abord à marquer cette filiation, cette transmission du Savoir qu’il revendiquait de très belle façon:
«Les recherches que nous avons faites, que les anciens ont faites avant moi, ils me les ont passées, est-ce qu’il n’a pas fallu en avoir de la mémoire? Est-ce qu’il n’a pas fallu
réfléchir? Est-ce qu’il n’a pas fallu étudier d’après la nature? Sans avoir besoin de thermomètre, de baromètre et tout ce qui s’en suit. Il a bien fallu se le mettre dans la
tête, et regarder les soleils, la pluie, la lune, et tout.
Ça, ce n’est pas avoir un appareil devant soi, un ordinateur qui t’annonce tout. Ça c’est pas les ordinateurs qui nous l’ont enseigné. Ceux qui à moi m’ont enseigné tout ça, je
ne sais pas mais … il me semble tout de même que … enfin! Ça n’a aucune valeur, ça ne compte pas, mais ceux qui ont travaillé avant moi, ils avaient quand même bien trouvé
une solution!»
Pour me faire comprendre ce système en semi liberté, il insistait beaucoup sur le comportement des bêtes, la nécessité de les rendre «heureuses», à la fois pour leur propre plaisir et parce que tous les éleveurs savent que c’est lorsqu’elles sont le moins stressées possible que les bêtes profitent le mieux, c’est le but premier du pâturage en estive comme ailleurs:
«Nous autres, tu vois, nos brebis sont dans la montagne et alors nous n’y sommes pas tout le temps, mais nous y sommes toujours pour les contrôler. Nous les laissons libres, ou
bien nous les mettons où nous voulons mais sans y être toujours après comme font ces bergers qu’on a maintenant: « tiens d’un côté, touche de l’autre», faire retourner de ce
côté-ci, faire retourner de ce côté-là, envoyer le chien les pousser en haut, envoyer le chien les pousser en bas … nous, on les laisse tranquilles. Si, on leur donne une
direction, mais après on les laisse tranquilles.
Tu vois celles-là, dans les rochers, elles y dorment, elles sont acharnées pour y dormir, et ici, en bas, elles veulent pas y dormir. Ah ça! Alors que c’est si bien ici, elles
veulent dormir là haut. Mais elles sont pas bêtes les brebis: pour dormir, il faut leur laisser choisir l’endroit qu’elle veulent, et pour mousquer les mouscadès aussi
(1): ça, pour mousquer, si tu les fais mousquer là où il ne faut pas, tu n’en feras rien de bon. A la montagne, il faut leur laisser
choisir le mouscadè pour mousquer et le lit pour dormir.
Si tu les fais dormir là où ça leur plaît pas, elles sont toutes «gebriados», tu sais ce que ça veut dire? Quand on parle français, nous on dit gébriées. Elles ont le poil
hérissé, la figure allongée comme ça, toutes tristes; elles sont mal, elles souffrent, elles ne veulent pas faire ce que tu les forces à faire. Il faut leur laisser
choisir l’emplacement pour dormir et pour mousquer encore plus. Elles ne feront rien de force les brebis, et les vaches, c’est pareil.
“Là où elles sont le plus heureuses, c’est lorsque tu les laisses faire. Elles ne veulent pas qu’on les fasse mousquer, elles veulent se choisir elles mêmes les mouscadès,
elles aiment s’allonger là où ça leur plaît, à leur place. Alors là elles sont heureuses, elles se régalent de vivre! Mais si tu les fais rester par force, elles font comme les
prisonniers, elles ne sont pas heureuses.» (2)
C’est la même conception qui préside sur toute la chaîne. Eugène Cordier, un observateur très attentif de la société pastorale haut pyrénéenne dans les années 1850, s’étonnait de ce mode de surveillance qui n’avait rien à voir avec celui des troupeaux regroupés et sans cesse accompagnés qu’il connaissait par ailleurs:
«Il ne faut pas croire que le berger soit astreint à choisir à chaque instant l’herbe au troupeau. Non, l’instinct guide les moutons où ils courent naturellement, ils décrivent chaque jour un arc de cercle, un demi cercle, plus étendu au dessus de la cabane. /…/. Cela leur est naturel, ou devenu tel. Mais il faut, aux premiers jours, que le berger de peine leur montre la route, la courbe. Ensuite, ils s’étendent de plus en plus, allant toujours à mesure que les neiges disparaissent.» / Carnets d’enquête déposés aux Archives de Tarbes, folio 27r, dans la liasse intitulée «Les bergers».
Mais bien avant lui, Louis de Froidour, originaire de Picardie, découvre dans les Pyrénées un autre monde qui l’étonne tout autant. En tournée d’inspection des forêts royales, il visite le Castillonnais en septembre 1667. Pour décrire la façon dont les habitants jouissent de leurs montagnes, il fait état de cette même semi liberté:
«chaque vallée jouit de tout ce qui la regarde à droite et à gauche, le sommet des montagnes faisant la division de leur possession et jouissance, de sorte néanmoins que, pour ne point tomber dans les inconvénients de la perte de leurs bestiaux de part et d’autres pour for pâturage /pâturage hors de sa montagne propre, les bêtes étaient alors saisies, il y a un consentement général que les bestiaux des voisins puissent impunément aller sur les montagnes les uns des autres, ce qui ne se fait néanmoins ordinairement que par échappées» (3).
Le système repose sur un double apprentissage: celui des bêtes et des hommes. Les troupeaux habitués développent des comportements, un Savoir des lieux transmis de mère en fille. L’homme de son côté intervient simplement pour orienter, canaliser en fonction des moments de l’estive, des zones qu’il souhaite exploiter dès à présent ou réserver pour un autre moment. Il serait trop long d’envisager ici tous les paramètres pris en compte dans ce processus, mais un dernier grand témoin non Barégeois en propose une analyse très précise pour le début du XX° siècle. C’est pour la vallée de Massat, en Ariège(je mets en gras):
«Il y avait, au cours de l’été les nombreuses fois où on allait voir les brebis. Car, là-haut, les brebis étaient à la garde de Dieu. Elles ne s’écartaient d’ailleurs pas de
l’espace auquel elles s’habituaient à chaque génération. Les nôtres se déplaçaient de la Serre de Lers aux Canalasses et du Fontaneit au thalweg qui descend d’Estagnou à La
Barda. C’est entre ces limites extrêmes qu’il fallait les chercher en tenant compte du temps. Par beau temps chaud, elles se tenaient vers les hauteurs; par temps pluvieux et
frais, elles descendaient plus bas. Ainsi, avec un peu d’habitude, on arrivait vite à les trouver quand on allait les voir. /…/
Ce qui compliquait les choses, c’est qu’il arrivait souvent que des jeunes /…/ s’écartent du reste du troupeau. On trouvait assez vite les brebis adultes qui ne s’éloignaient pas
de leurs lieux habituels, et une grosse partie des jeunes qui avaient su rester avec leurs mères. Elles étaient par petits paquets d’une dizaine le plus souvent, dispersées parmi
d’autres brebis, car il y avait dans cet espace, peut-être un millier de bêtes à laine. Chaque fois on les appelait, on les regroupait. Mon père les faisait venir à lui de très
loin; on leur donnait du sel, on vérifiait leur état de santé donnant quelque soin à une patte malade; et puis on les abandonnait et on continuait la tournée»
(4)
On est dans les années 1910, un millier de bêtes à laine, il y a dans toutes les maisons suffisamment de monde disponible pour garder serré s’il le fallait, la guerre n’a pas encore fait ses saignées (pour Massat et Le Port, les deux communes usagères, respectivement 3058 et 2011 habitants au recensement de 1911), les ovins sont pourtant à la garde de Dieu, ce qui ne signifie pas du tout livrés aux démons: tout repose toujours sur une connaissance fine du comportement des bêtes et du Savoir des lieux qu’elles ont acquis et se transmettent de mère en fille (elles ne s’écartaient pas de … elles ne s’éloignaient pas de leurs lieux habituels …). De la Serre de Lers à La Barda, leur quartier d’été n’a besoin ni de clôture ni de gardien: c’est le leur, elles le connaissent, elles y restent.
Ici aussi, le bon berger n’est pas celui qui terrorisé colle à ses brebis regroupées (la grande peur d’en perdre, se moquait Adrien), mais celui qui a appris à connaître leur «droit d'usage» sur le terrain, peut donc les laisser en semi liberté, sans les voir il saura toujours où sont les petites paquets: ce sont eux qu’en gascon on appelle généralement «escabòts». Le même mot et la même pratique se retrouvent sur le versant catalan:
«Lorsque parfois, par la volonté du bétail lui même, quelque escamot se sépare ou s’échappe du troupeau, ont dit ascabotar’s ou, à Espot, escabotàr-se. Lorsque c’est le berger lui-même qui sépare ainsi le troupeau on dit à Espot qu’il escabote, du verbe escabotàr.» (5)
C’est exactement ce système que mettent en œuvre, en 2012, les «imposteurs» (!) de l’AOC Barège-Gavarnie. Il est aussi ancien que les situations que nous venons de voir, de Froidour en 1667 à ce que m’expliquait Adrien, le vieil éleveur berger, en 1975.
Qu’en Barège aussi les brebis puissent «s’échapper impunément» comme s’en étonnait Froidour, on peut même le reconstituer bien plus haut dans le temps. Et c’est bien la raison
pour laquelle Rondou écrivait à propos des sonnailles: «Pour que la pâtre puisse plus aisément reconnaître où se trouve son troupeau, il munit certaines de ses bêtes de
clochettes.»
On peut en effet remonter jusqu’aux années 1300 dans le détail quotidien de la semi liberté des brebis des éleveurs locaux, à l’opposé des contraintes auxquelles les
transhumants extérieurs étaient astreints, et c’est pour cela qu’il est totalement impossible, comme le fait la Buvette, de se baser sur ce qu’écrit Rondou à propos de
ces transhumants pour en inférer aux pratiques locales.
Une étude de J.F. Le Nail sur «Les ventes annuelles de pâturage en vallée de Barège au XV° siècle» (6) fait d’abord référence à une
sentence de 1319 qui précise la répartition de l’usage des biens mais aussi celle de leurs profits. Profits en effet, parce que la vallée tirait de l’argent de la vente de
certains de ces biens à des tiers, et notamment l’herbe sur pied de certaines montagnes, achetée par des transhumants qui conduisaient alors leurs troupeaux sur les estives
concernées.
Cet achat de ce qui pousse sur le sol ne leur donnait par contre aucun droit sur ce sol pas plus que sur les autres estives de la vallée, utilisées elles par les éleveurs locaux.
Les contrats de vente précisent les conditions très strictes auxquelles les transhumants devaient se conformer. Notamment celle ci: interdiction totale à leurs brebis de mettre
le plus petit bout d’onglon sur les autres pâturages occupés donc par les locaux. Si elles le font, elles seront saisies et pour les récupérer il faudra payer une amende. Par
contre, toute brebis locale qui passe sur les herbes achetées doit simplement «être chassée (getar) sans recevoir de mal.»
Impunité qui est exactement celle que décrira Froidour trois siècles plus tard, et la preuve (très ancienne quand même: 700 ans!), que les brebis locales n’étaient pas gardées «bâton planté» comme on le dit lorsque le berger surveille de près un troupeau regroupé, assure une garde stricte et permanente de ses bêtes, les «fait rester par force, elles font comme les prisonniers, elles ne sont pas heureuses…». Les brebis locales ont l’habitude de pouvoir ainsi s’échapper, elles sont chez elles, sur LEUR sol à l’inverse des transhumantes; les contrats commerciaux … elles ne comprennent pas très bien, lorsqu’elles s’écartent comme elles en ont usage et habitude, faites les simplement partir gentiment!
Un grand témoin barégeois montre comment cette semi liberté fonctionnait au début du XX° siècle, et son témoignage rejoint celui que nous avons vu précédemment à propos de Massat
à la même époque, y compris dans des petits détails qu’il serait trop long d’aborder ici. Ce témoignage, très vivant, est celui d’Henri Fédacou, un ancien de Gèdre
(7). Jusqu’à son départ pour la guerre, en 1915, Fédacou avait été éleveur-berger pour sa famille, l’été à la cabane dets Tousaus, dans
les estives de Gavarnie, au printemps et à l’automne, sur la montagne du Barrada.
L’été, sur son estive de la vallée d’Ossoue: «Le matin, on commençait par traire les vaches dans le petit parc avant de les lâcher au pâturage./…/ L’après-midi on allait voir
les brebis à la Mountagnette, on les comptait, on les soignait au besoin. Puis on descendait, le plus souvent en groupe, à la cabane pour traire à nouveau…» (pp. 29-30). Il
s’agit bien d’une simple surveillance ponctuelle, les brebis sont ensuite laissées sur le territoire qu’elles connaissent aussi bien et dont elles s’écartent aussi peu que celles
de Piquemal à Massat dans les mêmes années. Mais la liberté peut être encore plus grande, deux épisodes en témoignent en début et fin d’estive:
«Une année, en 1910 ou 1911, j’avais perdu deux agneaux en septembre au Barrada, j’étais très ennuyé. /…/ En octobre je les revis à l’orée d’un bois, mais je ne pus les approcher ils étaient comme sauvages. Quelques jours plus tard, notre troupeau rentrait le soir de la montagne; les deux agneaux les rencontrèrent et se joignirent tout naturellement aux brebis.» (p.69)
«C’était en juillet 1915; je venais de passer le conseil de révision. Ce jour-là je cherchais mes brebis au Barrada, au dessus du cirque dets Lits. Le coin est très abrupt: c’est une suite de barres rocheuses et de petites replats gazonnés, «ets sincles», qui mènent par le Passet de Berahécho au lac du Rabiet. J’ai été pris par la nuit avant d’avoir retrouvé toutes mes brebis, en haut des barres rocheuses; j’ai dû rester là-haut avec un berger d’Omex et partager avec lui le «càcou» /simple abri sous roche/ de Berahècho. /…/ Le lendemain, j’ai retrouvé mes brebis en haut des gorges de Maraut /…/.» (p. 36)
Ici une remarque personnelle, il faut en effet citer un courrier que m’avait adressé Georges Buisan à propos de ces formes de pâturage en semi liberté sur lesquelles je
travaillais à l’époque où il venait d’écrire ce livre sur Henri Fédacou. Nous en avions longuement discuté alors qu’il menait dans son département des enquêtes de terrain
identiques à celles que je conduisais en Ariège. C’est à leur propos qu’il m’écrivit ceci:
«/A Campan et Barège/ garde individuelle des troupeaux locaux: /…/ les ovins se gardaient seuls, on allait les voir de temps en temps. Garde collective des troupeaux ovins
venant en transhumance du Lavedan et du Piémont (pas d’activité laitière). Ces troupeaux arrivaient avec leurs bergers, et leurs cabanes se trouvaient à un niveau au dessus
des troupeaux locaux.» (je mets en gras, voir ci-contre en cliquant pour agrandir)
Cette différence constante entre troupeaux des transhumants nombreux, regroupés, gardés serrés, et troupeaux locaux beaucoup plus libres et dispersés avait déjà été soulignée par le célèbre Ramond, dans ses Carnets Pyrénéens (1792-1795):
«Ces pâtres espagnols ne font ni beurre, ni fromage, mercenaires aux gages de riches propriétaires de l’Aragon, ils conduisent en nomades d’innombrables troupeaux de mouton élevés particulièrement pour leur laine, quelques vaches pour faire des élèves /= des veaux, que leur mère élève en les faisant téter/, des juments avec leurs poulains, des chèvres enfin dont le lait sert à leur nourriture avec de très beaux pains de leur pays et la chair des moutons qui se précipitent ça et là du haut des rochers. /…/ Les bergers français /…/ perdent bien moins de bétail parce qu’ils en ont moins et les conduisent moins haut /…/.»
Pour finir, deux mots sur les archives qui fournissent les renseignements les plus abondants (des milliers de liasses) et les plus sûrs sur les fonctionnements pastoraux, dans
les Hautes-Pyrénées comme sur toute la chaîne. Il s’agit des archives forestières du XIX° s. Suite au vote du Code forestier en 1827, qui voulait déjà obliger au regroupement
des troupeaux et à une garde serrée permanente, toutes les communes pyrénéennes montèrent au créneau pour rejeter, là encore déjà, ce système si contraire à leurs pratiques.
Pétitions des éleveurs, délibérations municipales et des Conseils Généraux, enquêtes diverses, contre attaque des services forestiers: dans les Hautes-Pyrénées comme partout
les précisions de ces documents sont une source incontournable.
Trois brefs exemples simplement:
- Campan, septembre 1857, des experts chargés d’un rapport sur les litiges entre la vallée et l’Administration parcourent les montagnes. Ce n’est pas directement leur objet, mais tout leur rapport atteste de l’impossibilité de retenir par force et de regrouper. Un Garde Général des forêts en retraite fait partie du groupe des conciliateurs, il signera comme les autres le rapport qui entérine les revendications des éleveurs. Au canton forestier de Coumes (140 hectares) que fréquentent les troupeaux de La Sèoube, les rapporteurs s’interrogent à propos d’une étroite bande en lisière interdite au parcours (2 hectares en tout, très peu par rapport aux 138 hectares restant, cela peut sembler sans effet sur le vie des troupeaux):
«Comment exercer le pâturage alors que les bêtes se séparent facilement des troupeaux? Cette mise en défens apparemment insignifiante frappe d’impossibilité l’exercice du pâturage.»(AD65, 7M537)
Preuve indiscutable que les bêtes n’étaient pas rassemblées, vivaient en escabots, choisissaient leurs terrains, s’évadaient sans être aussitôt reprises par la patrouille!
- Vallée d’Aure, Beyrède Jumet, pétition de 60 éleveurs le 18 août 1891(AD65, 7M715): ««il est impossible qu’un animal ne se détache du troupeau sans fouler le sol prohibé
malgré toute la surveillance et le soin des pâtres». À quoi le forestier répondra que ces pâtresconduisent sciemment leurs bêtes «dans l’intérieur ou sur les lisières des
quartiers en défens», ajoutant qu’elles sont très souvent «sans gardien». Alors que la présence des pâtres vient d’être soulignée, même si c’est pour dire qu’ils font exprès
d’enfreindre la loi, «sans gardien» montre bien comment ces derniers pratiquent eux aussi un système en semi liberté, où ils ne sont pas en permanence à côté du troupeau,
assurent simplement sa «surveillance»: gardien/surveillant, tout est résumé dans l’opposition des deux mots.
L’administration finira par admettre cette réalité, reconnaissant même, en 1895: «Le parcours des bêtes à laine autorisé depuis longtemps n’a occasionné aucun dommage
appréciable soit au sol soit au peuplement des forêts de Beyrède Jumet»
- Cantons de St Laurent de Neste, Vielle-Aure, Bagnères de Bigorre, Luz, 1853(AD65, 7M12)
C’est un tir groupé anti regroupement. Conseillers généraux, communes, syndicats valléens, tous argumentent sur l’avantage et la nécessité des escabots dispersés. On verra même commissaire de police d’Arreau, Sous-Préfet de Bagnères, Préfet du département, comprendre cette position, la soutenir, et sans ménagement pour le Ministère concerné, celui des Finances dont dépendaient alors les Forêts. Impossible de tout citer.
L’ensemble des Maires et le Conseiller général du canton de Vielle-Aure font référence à l’ancienneté de leurs pratiques: les bêtes ont toujours été conduites «à garde séparée
/…/ nous vivons /sous/ un climat âpre, au milieu des neiges et des frimas, la lutte contre les éléments dure et durera toujours. Qu’on nous laisse les ressources qu’avaient nos
pères pour soutenir le combat.»
Ce courrier personnel du maire de Luz, chef lieu du canton, résume la situation: «on conçoit que dans la plaine la stricte application de la loi soit praticable, mais chez nous,
au milieu des précipices et des périls de toute nature, il faudrait autant de bergers presque que d’animaux.» Nouvelle preuve de l’extrême dispersion des bêtes sur la montagne:
pour les surveiller toutes, il faudrait le faire une à une.
On est sur le territoire de Fédacou, celui des «imposteurs» de l’AOC qui auraient inventé ce fonctionnement depuis peu!
Le Préfet mène alors une enquête d’autant plus serrée que l’ordre public est menacé. Il en conclut:
«/La loi qui oblige au regroupement/ a été faite pour d’autres lieux ou a manqué de prévoyance pour concilier les intérêts qu’elle était appelée à régler./…/
Si le parcours avait lieu en pays de plaine ou du moins sur un terrain en pente mais uni, si les habitations étaient moins disséminées, s’il n’était pas très difficile voire
dangereux de former sur un point donné de grands rassemblements d’animaux, s’il n’y avait pas à se préoccuper de ces luttes qui mettent la confusion dans les troupeaux nombreux
et y occasionnent des accidents et jettent les animaux dans les quartiers en défens malgré la surveillance, /…/ on comprendrait l’utilité de l’article 72 dont les termes sont
incompatibles avec le pacage à garde séparé.
Les mesures prescrites ne sont pas nécessaires comme moyen de conservation forestière, elles sont de nature à plonger dans la misère et réduire au désespoir de nombreuses
populations.»
C’est inutile.
Recopions simplement les premier mots de l’eugénique des Alpages accoudé au comptoir de sa Buvetteun tantinet à sec: «Barège-Gavarnie, l’appellation des usages locaux, déloyaux
et inconstants. Une imposture! La Buvette affirme: à Barège, le gardiennage de jour comme de nuit, la conduite permanente du troupeau, le regroupement nocturne du troupeau
se pratiquaient "depuis un temps immémorial", avec bergers et chien de protection.» (
Buvette des Alpages 2012 Pays-toy-story)
Auteur: B. Besche-Commenge, 25 septembre 2012
Version imprimable (pdf)
PHOTO-© bbc – septembre 2006 Les Barégeois, continuent, comme Fédacou, comme l’écrivait le Maire de Luz en 1853, à laisser leurs brebis en semi liberté et, régulièrement, ils montent vérifier leurs escabots dispersés. Ici, vallée d’Ossoue, en fin d’estive, pour redescendre et trier les brebis qui vont agneler ou celles qui l’ont déjà fait.
Mousquer en français local (en gascon moscar, prononcer mouscà): au plus gros de la chaleur, les brebis se rassemblent, le museau à ras de terre, en petits paquets très serrés, dispersés. Les endroits choisis: les mouscadès.
(2) B. Besche-Commenge, «Le savoir des bergers de Casabède» - 2 volumes: Textes gascons pastoraux du Haut Salat (Ariège - Pyrénées) et analyse - Toulouse: Université de Toulouse-le-Mirail, 1977. ERA 352 du CNRS. Collection: Travaux de l'Institut d'études méridionales / Centre de ressources occitanes et méridionales
(3) «Impressions de voyage de Louis de Froidour dans le Couserans», avec préface et notes, par M. J. de Lahondès, Bulletin périodique de la Société Ariégeoise des Sciences, Lettres et Arts, premier volume, 1881-1855. Reprint, Imprimerie F. Soulas & Fils, Pamiers, 1980. Citation page 291.
(4) Albert Piquemal, MASSAT, Souvenir du pays et des jeunes années - Ed. LACOUR/REDIVIVA, 2001 (Sous une apparence très banale, c’est un des plus riches et plus beaux témoignages du pastoralisme pyrénéen que je connaisse)
(5) Violant y Simorra, La vida pastoral al Pallars – Edició d’Ignasi Ros i Fontana – Garsineu Edicions, Tremp, 2001, page 154.
(6) J.F. Le Nail, Les ventes annuelles de pâturage en vallée de Barège au XV° siècle, in Sempre les camps auràn segadas resurgantas, Mélanges offerts à Xavier Ravier – Etudes réunies par J.C. Bouvier, J. Gourc et F. Pic – CNRS – Université de Toulouse le Mirail, Collection «Méridiennes», 2003. Je cite le tiré à part que m’a remis l’auteur.
(7) G. Buisan, «Henri Fédacou raconte». Ouvrage publié par l’Association Guillaume Mauran, Tarbes, 2° éd. 1985, ISSN 0248-5516, pour les références. Réédition Cairn Edition, 2001.
(8) Ramond de Carbonnières, Carnets pyrénéens 1792-1795, Lourdes, 1931-1939, 4 vol. – Carnet I