Par leurs dégâts, le loup et le sanglier exaspèrent le monde agricole. La perception paysanne de l’évolution de ces animaux diverge de celle de leurs partisans, naturalistes ou chasseurs. La grille de lecture proposée, distinguant logiques productives et logiques récréatives, permet d’expliquer ces divergences et de découvrir les processus qui amènent des acteurs à s’opposer par l’intermédiaire de ces deux animaux. Perte de leur légitimité sociale, déclin de leur emprise spatiale et sentiment de domination par des activités de loisir sont au coeur de l’argumentaire des paysans.
Du fait de leur progression récente dans les Alpes, le loup et le sanglier transgressent fréquemment les frontières du sauvage et du domestique. Représentant pour certains acteurs le symbole du sauvage, ces animaux font intrusion dans l’espace domestique en prélevant une partie de leur alimentation sur des troupeaux d’ovins, de caprins, parfois de bovins ou sur des champs de céréales, des prairies. Une telle entorse aux limites spatiales considérées comme légitimes fait s’affronter les partisans du ‘sauvage’, les naturalistes ou les chasseurs, contre ceux des intérêts domestiques, les éleveurs ou les agriculteurs. Ces comportements sont donc intéressants par leur capacité à confronter des acteurs et à questionner leurs pratiques sociales et spatiales. Se pose la question de savoir par quels processus des acteurs en viennent à s’opposer par l’intermédiaire de ces deux animaux. Il s’agit ici de mettre en évidence les conséquences socio-spatiales du retour du loup et de la multiplication du sanglier.
Depuis une trentaine d’années, le milieu naturel et social évolue en France de manière très favorable aux grands mammifères. Les populations d’ongulés sauvages (cerfs, chevreuils, sangliers, mouflons, chamois, bouquetins) se sont multipliées, favorisant l’installation des grands prédateurs (lynx, loup).
Cette évolution générale se retrouve dans l’histoire particulière du loup et du sanglier. Après avoir totalement disparu, le loup recolonise progressivement le territoire français depuis 1992, année de sa réapparition officielle dans le Mercantour. Quant au sanglier, qui a toujours été présent, un accroissement de ses populations est observé depuis une vingtaine d’années sur toute la France, notamment en zone de montagne (Mouron et Boisaubert, 1997).
Les facteurs à l’origine de cette situation sont multiples mais trois principaux peuvent être cités: ils sont d’ordres environnementaux, socioculturels et juridiques (Orsini, 1996, Baubet, 1998).
Tout d’abord, l’exploitation et l’occupation humaines amoindries des espaces ruraux avec la déprise agricole ont favorisé l’avancement du milieu forestier, augmentant ainsi l’espace potentiel d’habitat pour ces deux espèces. Cette régression de l’occupation de l’espace par l’homme a été accompagnée par la création de nombreux espaces protégés offrant aux espèces animales sauvages des zones de protection et de tranquillité.
Ce changement environnemental a contribué au développement des ongulés sauvages, constituant eux-mêmes par la suite une ressource alimentaire importante pour le loup et favorisant son installation. En termes socioculturels, les mentalités ont évolué en faveur du loup, passant du statut de nuisible ou de bête fauve à abattre à un statut d’espèce emblématique. [En 1995, un sondage SOFRES effectué pour le Ministère de l’environnement a montré que 79% des Français sont favorables au retour du loup mais aussi au maintien de l’élevage ovin.]
D’autre part, avec notamment la régression du petit gibier, l’intérêt des chasseurs s’est tourné vers le sanglier qui a bénéficié alors d’une gestion visant à l’augmentation de ses populations, aujourd'hui cadrée par les schémas départementaux de gestion cynégétique.
Enfin, au niveau juridique, ces deux animaux ont profité d’un changement de statut, favorable à leur conservation:
La prise en charge des animaux par nos sociétés a également évolué en leur faveur: de l’exploitation, elle est passée plutôt à une logique de conservation pour aujourd'hui tendre vers un rapport gestionnaire.
Toutefois, les gestionnaires du loup et du sanglier diffèrent. Bien que la gestion de ces deux animaux soit du ressort du Ministère chargé de l’environnement:
Quelle que soit leur nature, ces acteurs de la gestion de la faune sauvage sont devenus en quelque sorte des planificateurs et, quand cette faune ‘déborde’ des cadres qui lui ont été assignés, ils en sont tenus pour responsables. Lorsque leurs incursions dans l’espace domestique occasionnent des dégâts, les animaux sauvages engendrent fréquemment des conflits.
C’est le cas du loup et du sanglier qui provoquent des dommages, l’un aux troupeaux domestiques (ovins, caprins, chevaux et bovins depuis peu), l’autre aux parcelles cultivées (céréales, prairies naturelles et artificielles, vergers). De ce fait, ils impliquent d’autres acteurs que leurs gestionnaires directs. Outre le ministère chargé de l’environnement pour le loup et le monde de la chasse pour le sanglier, le loup et le sanglier mobilisent ainsi les associations de protection de la nature (APN), les éleveurs, les agriculteurs, etc.
Cependant, une distinction peut être faite entre ces deux conflits, en fonction de leur visibilité sur la scène publique, beaucoup plus forte dans le cas du loup que dans celui du sanglier: nombre de manifestations, pétitions des opposants ou des partisans du prédateur sont relayées par les médias régionaux ou nationaux alors qu’elles paraissent presque inexistantes pour l’ongulé.
Cette différence peut être attribuée à l’organisation même de la gestion des animaux: alors que la gestion du loup est étatique et les décisions nationales, celle du sanglier relève de l’échelon départemental.
D’autre part, ces conflits ne mettent pas en présence les mêmes ‘mondes’ (Mauz, 2005) au travers des acteurs. Ces mondes, fondés sur des représentations de la nature et des animaux, diffèrent dans le cas du loup alors qu’ils sont identiques dans le cas du sanglier. [Isabelle Mauz (2005) distingue les agriculteurs et les chasseurs pour qui le monde animal est structuré par l’opposition sauvage / domestique et les naturalistes pour qui l’opposition cardinale se place entre la nature et l’artifice. Alors que les uns qualifient les animaux de sauvage ou de domestique selon des critères d’éloignement, de rareté ou selon leur comportement farouche, les autres différencient les animaux naturels des animaux artificiels en fonction de leur autonomie et de leur autochtonie.]
Toutefois, qu’ils relèvent ou non d’un même monde, ces acteurs semblent ne pas ou ne plus se connaître. Si la distinction entre les APN (associations de protection de la nature ) et les éleveurs peut paraître évidente, elle l’est moins entre les chasseurs et les agriculteurs: autrefois, la plupart des agriculteurs étaient chasseurs, aujourd’hui cette association disparaît ; cette rupture entre deux activités jadis étroitement liées a été décrite notamment par Darbon (1997) et nos entretiens ont confirmé cette tendance [Ce que rapporte un agriculteur qui s’est rendu à une réunion de chasseurs illustre bien cette rupture: «C’est un monde à part. […] Je suis allé à une réunion, je me suis dit, je suis tombé chez les fous».]
De plus, au-delà de leur diversité, ces conflits présentent la caractéristique commune de confronter des acteurs aux intérêts divergents. Les APN souhaitent l’extension du loup en France alors que les éleveurs refusent sa présence ; les chasseurs veulent avoir assez de gibier pour pouvoir mener une chasse diversifiée alors que les agriculteurs réclament une diminution des effectifs de sangliers.
Par quels processus des acteurs en viennent-ils à s’opposer par l’intermédiaire de ces deux animaux? Pour éclairer l’opposition entre partisans et opposants de ces animaux, une grille de lecture du conflit peut être envisagée, distinguant logiques productives et logiques récréatives dans les rapports à la nature et à la faune sauvage.
Pour ce faire, le cas du loup et celui du sanglier seront analysés à partir de l’acteur qui leur est commun: l’agriculteur, ou l’éleveur.
C’est donc délibérément que nous ne traiterons pas le conflit de manière symétrique. Les résultats décrits ici sont issus d’une série d’entretiens semi-directifs réalisés dans les moyennes montagnes du département de l’Isère, auprès des différents acteurs impliqués dans la gestion des deux espèces, dont une vingtaine d’éleveurs ou d’agriculteurs. Les éleveurs rencontrés à propos du loup travaillent de manière permanente ou temporaire sur la réserve naturelle des Hauts Plateaux du Vercors et/ou dans sa périphérie, le parc naturel régional: trois types d’éleveurs sont réunis sous ce terme, les grands transhumants venant du Sud, les petits transhumants locaux ou encore des éleveurs locaux n’effectuant aucune transhumance.
Les agriculteurs interrogés au sujet du sanglier se situent sur trois secteurs. Sur les deux premiers qui sont le Valbonnais, à proximité du parc national des Ecrins et le plateau matheysin, la plupart d’entre eux fait de l’élevage de bovin: leur production essentielle est du lait ou de la viande et les céréales sont cultivées pour l’alimentation des troupeaux. Sur le troisième terrain étudié, le Trièves, les exploitations sont plus diversifiées et certains agriculteurs, en parallèle de l’élevage de bovins, produisent des céréales destinées à la vente.
Malgré la diversité de ces acteurs, éleveurs ou agriculteurs, nous les désignerons sous un même terme synthétique, celui de "paysan" [Certains interlocuteurs se sont désignés par ce terme lors des entretiens.]
Précisons que chaque entretien est le reflet du contexte d’action local, influencé par les stratégies d’acteurs et la prise de position d’éventuels acteurs-clés possédant une capacité médiatrice ou conflictuelle. Mais au-delà de l’aspect nécessairement particulier de toute situation locale, il est possible d’identifier des tendances générales dans le discours des acteurs. C’est ce que nous essayerons de mettre en évidence, en montrant comment les paysans estiment que leur légitimité sociale est bouleversée par le loup, le sanglier et leurs partisans: par la mise en cause de la valeur de leur travail, par le recul de la maîtrise de leur espace et par le caractère perçu comme de plus en plus dominant des pratiques récréative de leur protagonistes.
Les dégâts qu’occasionnent ces animaux aux cultures et aux troupeaux domestiques représentent tout d’abord une perte financière qui est plus ou moins indemnisée selon qu’il s’agit du loup ou du sanglier. D’autre part, ils engendrent une perte de temps pour les paysans qui, pour faire constater les dégâts, doivent remplir des dossiers d’indemnisation, accompagner l’estimateur sur les lieux du dégât, parfois à plusieurs reprises dans le cas du sanglier ou qui doivent, pour le loup, rechercher les victimes souvent dispersées sur l’alpage.
Enfin, la menace de ces animaux implique l’adoption de moyens de protection qui représente un travail supplémentaire (pose de filets et de moyens d’effarouchement sonore autour des cultures, mise en place de parc de nuit et insertion de chiens de protection pour les troupeaux).
Ces mesures de protection peuvent demander également un changement important des pratiques (modification des céréales cultivées selon leur appétence pour le sanglier, modification des parcours des troupeaux en alpage, élevage de chiens), extrêmement coûteuses en temps dans le cas du loup [Cette ‘révolution’ des pratiques d’élevage (notamment le gardiennage permanent) est d’ailleurs perçue comme un retour en arrière et est d’autant moins acceptée qu’elle accentue le décalage avec les salariés bénéficiant des 35 heures.]
Au-delà de ces répercussions financières et pratiques, c’est surtout la représentation que les paysans se font de leur métier qui est en jeu. Les dégâts du loup et du sanglier remettent en question à la fois leur investissement professionnel et l’amour qu’ils professent pour le travail bien fait. Ce sont des années d’efforts et la satisfaction du beau travail que le loup détruit lorsqu’il attaque des brebis appartenant à une race particulière, sélectionnée par l’éleveur, ou que le sanglier anéantit, lorsqu’il retourne des champs cultivés.
"Je considère qu’on a fait un certain boulot. Et puis on en est très content, aussi, de ces bêtes. Se faire bouffer par le loup... Je n’y arrive pas…" (un éleveur)
"On se crève à faire du joli boulot. On fait des champs bien plats pour pas abîmer le matériel, les sangliers arrivent derrière, tout plein de trous, tout… pff, je vous dis y a des jours, hein, pfff… y a de quoi piquer des crises." (un agriculteur)
Ainsi, la présence de ces animaux ne permet plus aux paysans d’accomplir leur travail d’une manière qu’ils jugent convenable ni de faire reconnaître leur compétence professionnelle. L’aspect et la valeur des brebis pâtissent de l’adaptation des pratiques à la présence du loup et les passages répétés de sangliers empêchent le champ de produire une bonne herbe.
"Avec le parc de nuit, elles mangent quatre heures de moins par jour. Ça, ça se voit sur les bêtes: elles ne sont pas aussi belles qu’avant." (un éleveur)
"Ça pousse que de la mauvaise herbe. Le problème c'est que s'ils ne passaient qu'une fois, bon, on y arriverait mais des fois, vous arrangez, deux jours après, ils recommencent. Alors, bon, on peut pas… avoir un bon résultat, comme ça." (un agriculteur)
La compétence paysanne est désavouée à la fois par les animaux et par leurs partisans. La méconnaissance réciproque des acteurs amène inévitablement son lot de stéréotypes. Ainsi, de l’autre côté, les éleveurs sont accusés de mal garder leurs brebis et les agriculteurs de favoriser les dégâts, en cultivant des céréales appréciées des sangliers, comme le maïs, ou encore en épandant du fumier (qui attire les vers, dont les sangliers sont friands), plutôt que de l’engrais. A quoi ceux-ci répondent:
"Parce que l’histoire que les moutons sont pas gardés, c’est pas vrai: dans les alpages, ils sont plus ou moins bien gardés mais ils sont tous gardés. Là où c’est ingardable et où ils seront jamais gardés, c’est sur des troupeaux de 200 brebis." (un éleveur)
"Ils nous disent ‘vous avez qu’à plus faire de maïs’… C’est sûr on a qu’à ne plus faire de maïs, ne plus faire de blé, ne plus rien faire, on travaillera à l’usine et on sera plus emmerdé par les sangliers." (un agriculteur)
D’autre part, les valeurs qui viennent d’être décrites sont mises en doute lorsque certains partisans des animaux sauvages font du paysan un "chercheur de subventions".
"C’est lorsqu’on nous parle de la crainte du loup en tant qu’éleveur, le commun des mortels vont nous dire mais pourquoi vous avez peur, vous êtes largement indemnisés? C’est la phrase qu’on entend." (un éleveur)
Même si les interlocuteurs ne contestent pas l’existence de «mauvais» paysans, ils considèrent ne pas en faire partie et disent ne pouvoir se résoudre à élever des brebis pour les faire bouffer ou à devenir le grenier des sangliers.
"Moi, je préfère garder mon herbe que d'être indemnisé." (un agriculteur)
Pour contrer leurs détracteurs, les paysans affirment par ailleurs produire ce que les économistes appellent des «externalités positives». Au-delà de la production à valeur économique dont l’intérêt est individuel, ils pensent agir aussi dans le sens d’un intérêt collectif, à travers leur production paysagère. Pour appuyer leur raisonnement selon lequel la disparition de leur métier engendrerait la perte d’un paysage ouvert, ils intègrent dans leur discours le terme de biodiversité, devenu «un slogan de la revendication de gestion écologique» Micoud (1993, 9).
"Face au déclin de l’élevage, les montagnes et les écolos ont beaucoup plus à perdre que les paysans. Aujourd’hui, si on met face à face le loup et l’éleveur de montagne, c’est l’éleveur, la vache ou le mouton qui apportent beaucoup plus. Je dis pas ils rapportent, je dis ils apportent beaucoup plus." (un éleveur)
En somme, à travers la dénégation de ce qui fonde le métier de paysan, le loup, le sanglier et leurs partisans interrogent la légitimité sociale de ces professionnels. Mais c’est aussi la maîtrise de l’espace par les paysans qui se trouve contestée.
Tout d’abord, les animaux, par leurs incursions dans le domaine domestique, contestent les limites établies par les paysans. Notons qu’ils ne sont pas les seuls puisque les végétaux, eux aussi, grignotent petit à petit l’espace cultivé: les secteurs embroussaillés de plus en plus nombreux ("sales", comme ils les nomment) sont là pour leur rappeler le déclin de leur maîtrise spatiale (Luginbühl, 2001).
Le franchissement par les animaux des frontières du domestique paraît cependant particulièrement difficile à accepter.
"A partir du moment où l’animal vient chez toi pour faire du dégât, à l’intérieur de tes bâtiments, sincèrement, ça te fout les boules, ça te fout les boules, ça te fout les boules…" (un agriculteur)
"Après, il est rentré dans le parc. Donc y a des limites. […] Il a osé passer, c’est ça le truc. Il a osé passer malgré les chiens. Donc son territoire… le territoire du loup, hein… il respecte pas le territoire des chiens. […] En fait, le loup ne nous respecte pas." (un éleveur)
Par leurs agissements, les animaux semblent donc peu à peu expulser les paysans, notamment lorsqu’ils imposent l’abandon de certaines parcelles rendues inexploitables par la menace qu’ils constituent. Ces espaces sont alors voués, comme cela a déjà été évoqué, à l’embroussaillement. Les paysans seraient donc des résistants à l’avancée du sauvage. Ils se vivent en tous cas comme le dernier rempart de la culture face à une progression qu’ils tiennent pour dangereuse, notamment dans le cas du loup, et dont ils préviennent vainement les citadins. Le non-respect de leur territoire n’est pas le fait des seuls animaux et végétaux et les hommes contribuent à disputer aux paysans leur emprise spatiale. Les acteurs qui fréquentent et appréhendent l’espace de manière récréative ne semblent pas avoir les mêmes territorialités que les paysans ; qu’il s’agisse de ceux qu’ils considèrent comme des citadins "les écolos urbains" ou, s’ils habitent à la campagne (notamment pour les chasseurs), comme des personnes qui n’exploitent pas de terres:
"Eux, ils ont pas de terrain, pas de cultures, rien, ils ont un bout de jardin." (un agriculteur)
Ces personnes exercent donc leurs activités de loisir sur des terrains dont les paysans sont propriétaires ou locataires, ce qu’elles oublieraient régulièrement.
"Ils s’invitent sur notre territoire. Ils se croient chez eux." (un agriculteur)
Il en résulterait un déséquilibre entre le droit d’usage dont ces personnes profitent et les devoirs implicites que cela engendre.
Une situation analogue se retrouve fréquemment sur les alpages que les éleveurs louent pour faire paître leurs bêtes. Les éleveurs qui gardent leur troupeau rapportent une multitude d’histoires où les promeneurs entrent dans leur cabane, se servent un verre d’eau et repartent sans leur dire un mot ou encore s’arrêtent sur le pas de la porte pour étaler leur pique-nique… Ces promeneurs sont bien souvent considérés par les éleveurs comme des gens de la ville et implicitement des partisans du loup.
"Les gens des villes ont une notion de propriété des choses qui est très étonnante." (un éleveur)
Ils ne contestent pas aux promeneurs l’accès à leur terre mais il leur semble que leur droit de propriété est trop souvent bafoué et que le droit d’usage devrait s’accompagner de devoirs: le respect de l’espace privé, par exemple.
"Ils passent chez moi. Je dis pas du tout qu’il faille les mettre dehors mais de leur rappeler qu’ils ne sont pas chez eux et qu’il y a certaines règles, ça ferait du bien […]."
"Et leur rafraîchir la mémoire aux mecs: c’est pas parce qu’ils sont dans la nature qu’ils peuvent faire n’importe quoi." (un éleveur)
Ce manque de respect est également reproché à certains chasseurs, accusés d’abuser de leurs droits d’usage et de s’approprier le territoire communal.
"[Le territoire d’] une ACCA [Association Communale de Chasse Agréée], ça appartient à tout le monde et ça, ils oublient."
"Y a ceux qui payent leur carte et qui disent «moi, je suis le roi partout et me faites pas chier." (un agriculteur)
La représentation de l’espace est donc fortement liée aux pratiques des usagers. Appréhender un espace à travers un loisir ou un travail n’engendrerait pas le même découpage symbolique: là où le paysan voit de l’espace privé ou cultivé, le chasseur et le protecteur de la nature voient la nature, assimilée à un bien commun. Or, à travers leurs pratiques, les partisans du loup et du sanglier mettent en cause ces représentations agricoles de l’espace.
La légitimité sociale et l’emprise spatiale du monde agricole sont donc bouleversées par l’évolution du loup et du sanglier mais aussi par les pratiques de leurs partisans. Pour comprendre l’ampleur de cette remise en question, il s’agit de mettre en évidence la perception qu’a le monde agricole des pratiques récréatives.
Les paysans opposent leur logique de travail à la logique récréative des partisans du loup et du sanglier.
Selon un éleveur parlant des gestionnaires assimilés ici aux ‘écolos’, "les gens se font plaisir tout seuls dans leur coin" en réintroduisant, sans grande cohérence, divers animaux dont les loups [Le retour du loup en France est officiellement expliqué par un retour naturel, lié à l’expansion de populations italiennes ; mais certains de ses détracteurs soutiennent encore la thèse d’un retour grâce à une réintroduction. Voir l’article d’ Isabelle Mauz dans ce numéro ("Revue de Géographie Alpine" n°4 (2006)] Par cette réintroduction, "on veut pas faire plaisir au loup… on veut se faire plaisir." La présence du loup serait donc liée à la volonté de satisfaire quelques excités désireux d’avoir peut-être la chance de voir le loup, le stress du loup, la peur du loup…
Les paysans relèvent également la passion que suscitent chez leurs partisans le loup et le sanglier lorsqu’ils se donnent à voir (Micoud, 1993). Face au loup, les gens ont les yeux qui pétillent… Les urbains focalisent là-dessus. Cette passion se retrouve chez les chasseurs, qui dès le premier jour de la chasse deviennent comme fous. La fièvre de la chasse (Hell, 1985) entraîne régulièrement des rivalités entre équipes de chasseurs, à l’origine, dans des cas extrêmes, de violences matérielles.
"Non, mais… y en a qui sont un peu fadas. Ici, entre équipes, ils se sont incendié des cabanes de chasse." (un agriculteur)
Pour la discréditer, les paysans démontrent comment une activité de loisir peut être aux antipodes d’une activité productive, en mobilisant du temps et de l’argent.
Parlant de la chasse, un agriculteur estime "qu’il faut vraiment avoir rien d’autre à faire…" Et les agriculteurs expliquent fréquemment ne pas chasser soit par conviction, soit par manque de temps. D’autre part, ce loisir coûte cher, entre les 4x4 utilisés pour atteindre les postes de chasse, les chiens qu’il faut soigner lorsqu’un sanglier se retourne contre eux. Ça fait de l’argent.
Nous serions donc face à une activité qui non seulement est conçue sur une base récréative mais qui, bien davantage, serait contre-productive. On voit ici la confirmation du divorce entre activité agricole et chasse dans la société actuelle.
De plus, ces activités de loisir sont porteuses de représentations opposées à celles des paysans. Par exemple, pour certains interlocuteurs, l’objet de passion des chasseurs et des protecteurs de la nature ne pourrait être qualifié d’animal sauvage. Il leur semble impensable de considérer comme tel un sanglier ou un loup visibles en plein jour ou encore un sanglier "gras comme un cochon."
"Les brebis étaient là, la chienne était là et le loup, il était là, en face. [… S’il avait eu un appareil photo], il aurait fait la photo du siècle pour dire que ces loups là, c’est pas du sauvage." (un éleveur)
"[…] C’est croisé avec les cochons. […] La bête, elle est moins peureuse, elle navigue un peu autour des maisons, elle a l’habitude… […] Le vrai sanglier sauvage ne faisait pas de dégâts." (un agriculteur)
De tels exemples reflètent bien la confrontation entre deux types de représentations du rapport à la nature et à la faune sauvage.
Or, les conceptions de la nature et de la culture, du sauvage et du domestique portées par les activités de loisir apparaissent comme fortement dominantes par rapport à celles du monde agricole. En effet, les partisans du loup et du sanglier semblent aux paysans leur imposer différents types de domination, qu’il s’agisse des APN (associations de protection de la nature) ou des chasseurs.
Tout d’abord, c’est à travers une certaine facilité à exprimer leur opinion et à atteindre le grand public que la domination des partisans du loup est perçue par le monde agricole, regrettant de ne pas posséder ces capacités-là.
"Du moment que tu es instruit en France, tu peux dire n’importe quoi, on te croit." (un éleveur)
Les éleveurs, pourtant conscients de cette domination que l’on peut considérer comme liée à divers facteurs socioculturels (Bourdieu, 1987), agissent en dominés, en ne tentant pas de changer cette situation.
Lui: "Je pense qu'il faudrait communiquer beaucoup plus, beaucoup plus, beaucoup plus. Que les gens quand on leur explique, ils sont quand même pas… ils disent ben, oui, à quoi ça sert si c'est pour vous ennuyer, si c'est pour… Je crois qu'il faudrait communiquer beaucoup plus."
Elle: "oui, mais mon dieu, est-ce que tu as le temps et l'énergie?"
Lui: "non, mais non, on n’a pas le temps." (des éleveurs)
D’autre part, les APN sont soupçonnées d’avoir une relation privilégiée avec le ministère chargé de l’environnement et d’influencer fortement les décisions nationales.
De même, le pouvoir des chasseurs leur paraît considérable. Cette puissance est liée tout d’abord à une supériorité numérique. Elle est également attribuée à un pouvoir de décision important, puisque le chasseur est à la fois parti prenante et gestionnaire.
"C’est quand même eux qui gèrent, c’est eux qui ont le fusil entre les mains" (un agriculteur)
D’autre part, les consignes que peut donner la fédération départementale de chasse dans le sens d’un compromis ne sont pas toujours respectées, les chasseurs disposant, aux dires des paysans, d’une très grande liberté au niveau communal.
"Mais là, c’est pareil, le bureau décide comme ça mais tous les présidents d’ACCA ils font autrement. Ils font comme ils veulent. En réunion, c’est tout carré, il n’y a pas de problème. A la sortie, il y a que des problèmes." (un agriculteur)
"Ils [les membres de la fédération] sont là pour les conseiller mais ils peuvent pas obliger les chasseurs à tuer les sangliers. S'ils veulent pas tuer, ils tueront pas." (un agriculteur)
L’avantage des chasseurs tient enfin à la proximité. Il est en effet très pénible de vivre constamment en conflit avec ses voisins et, pour préserver le quotidien, chasseurs et agriculteurs privilégient les arrangements locaux et tentent souvent de régler leurs différends à l’amiable.
"Les chasseurs, c’est ton voisin, le maçon, le peintre, le maire. Il y a un tissu de chasseurs en campagne qui fait que tu les vois tous les jours." (un éleveur)
L’expérience d’un agriculteur, auteur d’une pétition en faveur d’une augmentation des tirs de sangliers, en est un bon exemple:
"L’autre jour, j’ai fait signer les gens partout… y en avait un tas qui m’ont dit pareil: on a peur des représailles". (un agriculteur)
Les intérêts des chasseurs ou des APN, du fait de leur suprématie, seraient donc mieux pris en compte que ceux des paysans. La citation suivante résume bien la perception de cette domination:
"L’idée qui est déplaisante pour les agriculteurs, c’est qu’ils sont moins maîtres chez eux que ce qu’ils étaient avant et qu’une activité de loisir empiète sur une activité économique. Moi, c’est ce qui me martyrise le plus". (un agriculteur)
Les paysans paraissent au fond affligés par le sentiment d’être devenus minoritaires chez eux.
Le loup et le sanglier créent donc une scission entre des acteurs qui leur sont favorables et d’autres qui leur sont opposés. Le monde paysan, fédéré autour d’une idée commune de l’espace domestique, se trouve confronté à des acteurs qui, selon lui, approuvent l’intrusion d’animaux sauvages dans cet espace. A travers les conflits qu’engendrent ces animaux, ce sont la légitimité sociale et l’emprise spatiale du monde paysan qui se trouvent ébranlées.
L’opposition entre logiques productives et récréatives a permis de mettre en évidence la position de plus en plus dominée des paysans (Mormont, 2001) dans une civilisation du loisir (Dumazedier, 1972). Mais elle montre également la convergence d’argumentations de ces derniers appartenant à divers métiers agricoles et pris dans des conflits d’ordre différent.
Ainsi, l’évocation des valeurs relatives au travail mais également le sentiment d’une perte de l’emprise spatiale et celui d’une domination subie sont communs à tous les paysans, confrontés au loup comme au sanglier, qu’ils soient agriculteurs de montagne ou de plaine, grands transhumants, petits transhumants ou éleveurs locaux sans transhumance.
Auteur: Coralie Mounet
Source: "Revue de Géographie Alpine" n°4 (2006), pp. 89-109