Que des espèces soient menacées au niveau planétaire ou à celui des espaces biogéographiques les concernant est une indéniable réalité. Qu'il soit nécessaire de disposer d'un système de classement fiable pour déterminer le degré de risque qui pèse sur ces espèces l'est tout autant. La Liste Rouge de l'UICN joue actuellement ce rôle. L'ours brun n' y est d'ailleurs pas classé à quelque niveau de danger que ce soit.
Mais, pour de nombreux spécialistes, cette Liste Rouge n'en pose pas moins de sérieux problèmes de crédibilité à plusieurs niveaux: manière de collecter et agréger les données,
échelle d'analyse inappropriée, tendance à surestimer le négatif, sous estimer voir modifier le positif (le cas rapporté dans l'article concernant l'éléphant d'Afrique est
révélateur).
Paru dans la revue "New Scientist", l'article traduit ci-dessous est une synthèse de ces problèmes. Les scientifiques posant ainsi les limites de cette liste
n'entendent pas pour autant la rejeter en bloc, ils demandent simplement davantage de rigueur et de précision dans son élaboration, moins d'amateurisme surtout.
Je remercie H.L. d'avoir bien voulu traduire cet article, j'ai précisé en notes quelques passages un peu obscurs pour un lecteur qui ne connaîtrait pas le contexte.
B.Besche-Commenge - ASPAP/ADDIP - 23 août 2009
Est-il indispensable que les scientifiques peignent en noir ou blanc leurs données pour soutenir une "bonne cause"? En surévaluant les dangers, la Liste Rouge - Oscar du risque
d'extinction - permet de mettre en évidence pourquoi agir ainsi est une mauvaise idée (voir ci-dessous " La Liste Rouge est non scientifique et souvent fausse (1)).
Avec cette liste l'Union Internationale de Conservation de la Nature (UICN) a fait une remarquable travail pour nous alerter du risque de disparition des espèces, mais ce faisant
elle a oublié de souligner l'incertitude de ses conclusions.
Conséquence: un outil remarquable peut conduire à vouloir sauver une espèce non appropriée, et la liste elle même finit par perdre de sa crédibilité.
Les participants au congrès sur le climat de ce week-end devraient aborder ce problème. Même pour une bonne cause, la science devrait se tenir au dessus des raisons politiques. Jouer avec les données s'avère toujours contre productif à long terme.
Les imperfections de la Liste Rouge mettent des espèces en danger. - Rachel Nowak - 11 mars 2009
C'est probablement le baromètre le plus influent sur les risques d'extinction des espèces, et cependant la Liste rouge est peu scientifique et souvent fausse. C'est ce que déclare un nombre croissant de scientifiques spécialistes de la conservation, dont plusieurs participent à son élaboration. Bien que nul ne souhaite la disparition de la Liste Rouge, qui couvre 45.000 espèces, nombreux sont ceux qui craignent que l'aspect parfois peu fiable de ses méthodes, à la base du classement des espèces, ne soit minimisé, et que pendant ce temps, argent et efforts puissent être mal employés à sauver des espèces sans risques tandis que d'autres sont en danger d'extinction rampante.
La Liste Rouge, emblème de l'IUCN, non seulement développe la sensibilisation et attire des millions de dollars vers la conservation, mais elle procure aussi des données pour les études d'impact et sert d'outil de lobbying pour pousser les gouvernements à mettre en place des politiques appliquant les accords internationaux. Son influence ne cesse de croître. L'année prochaine, la Convention sur la Diversité Biologique se réfèrera à la liste pour mesurer à quel point son but de réduire la perte de biodiversité est près d'être atteint.
Cependant, beaucoup remettent maintenant en question la qualité de la liste. "La Liste rouge se veut un système de haut niveau, aux fondements scientifiques et transparents, mais en réalité elle ne l'est pas", dit Matthew Godfrey de la Commission des Ressources de la Faune et de la Flore de Caroline du Nord à Beaufort, un des participants à l'un des groupe qui dresse la liste. Les critiques ont atteint un point crucial dans une série d'articles de la revue "Recherche sur les Espèces en Péril".
La liste rouge voudrait être un standard scientifique de haut niveau, un système transparent, en réalité ce n'est pas le cas
L'information de la Liste Rouge est rassemblée et examinée par environ 7.500 bénévoles, habituellement en relation avec des organisations de conservation ou des universités,
utilisant toute sorte de matériaux, allant des cartes de musées à des rapports de vente de produits animaux dérivés. Les risques d'extinction sont calculés à partir de ces données,
en fonction des critères de l'IUCN, comme par exemple déterminer si le taux de déclin a dépassé certains seuils.
Ces critères peuvent entraîner des résultats surprenants.
La tortue verte, par exemple est cataloguée en péril, malgré une population globale de plus de deux millions d'individus. "Les tortues vertes ne vont pas disparaître", dit Brendan
Godley de l'Université d'Exeter, Royaume Uni, et du Groupe de Spécialistes De La Tortue Marine. Cela ne signifie pas que nous devrions les ignorer - quelques population sont mises
en danger par la récolte des oeufs, par exemple. "Ce n'est simplement pas le même niveau de risque qu'une population de 50 perroquets vivant sur une petite île en proie à la
déforestation" (2) Des doutes semblables planent sur le classement de beaucoup d'autres espèces, y compris le cachalot et cinq autres espèces de tortues marines,
qui sont classées dans la catégorie en risque d'extinction. Leur évaluation est fondée sur les critères de la catégorie "en déclin", alors que en fait si les nombres totaux ont
sans doute chuté, les populations globales demeurent importantes et viables.
Ceci est une faiblesse fondamentale de la Liste Rouge, dit Grahame Webb l'Université Charles Darwin à Darwin, Australie, qui propose d'ajouter une catégorie supplémentaire: "en déclin critique", qui agirait comme une alerte sans porter de jugement sur le risque d'extinction.
Un autre problème est que les critères de la Liste Rouge sont difficiles à appliquer à certaines espèces. "Les seuils sont adaptés aux mammifères" , dit Atte Komonen de l'Université Suédoise des Sciences de l'Agriculture d'Uppsala. "Le chiffre d'un millier peut être viable pour des éléphants, mais vraisemblablement pas pour des insectes, une des raisons, non des moindres, étant qu'ils peuvent occuper un arbre menacé de disparaître en fumée". La solution serait d'adapter l'échelle de risque à des groupes taxinomiques spécifiques, suggère Komonen, et dans ce cas précis: mesurer le nombre d'arbres occupés plutôt que les individus. Sur ces points, cependant, l'IUCN tient bon: "Nous savons que certains problèmes en ce moment n'ont pas de solution, mais c'est parce que nous travaillons sur le fil du rasoir de la science de la conservation", dit Greg Hilton-Taylor de la Liste Rouge de l'IUCN de Cambridge, Royaume Uni. "Personne n'est capable de proposer un système alternatif applicable à tous les groupes taxinomiques," souligne-t-il. Un argument contre le fait d'adapter les méthodes de classification aux particularités de certaines espèces est que cela rendrait difficile la comparaison entre les risques d'extinction relatifs aux diverses espèces.
Mais le problème est peut être plus profond. Certains scientifiques affirment qu'une tendance à se conformer au "principe de précaution", encouragée par les recommandations de la Liste Rouge, a pour conséquence que les groupes de spécialistes finissent par exiger des niveaux de preuves plus élevés pour une augmentation des effectifs que pour leur diminution, exagérant finalement les risques d'extinction. "Il y a une tension entre suivre les principes scientifiques ou les principes de précaution liés à la conservation", dit Webb.
Il peut aussi être difficile d'obtenir de bonnes données de terrain, et le fait que la Liste soit "bricolée" par des bénévoles ne fait qu'aggraver ce problème, dit Adrian Newton du
Centre pour la Conservation Ecologique et le changement environnemental de l'Université de Bournemouth à Poole, Royaume Uni. Pour de nombreuses espèces, un manque de données
signifie pas d'évaluation du tout, ou la relégation dans la catégorie "données manquantes". Le dauphin d'Amazonie, par exemple, est passé de la catégorie "vulnérable" à celle de
"données manquantes". L'IUCN souligne que cela ne signifie pas qu'une espèce est hors de danger, mais que le classement n'est peut être pas utile. "Les espèces pour lesquelles on
manque de données peuvent ainsi être négligées en termes de gestion de la conservation", dit Steven Garett, lui aussi de l'Université Charles Darwin à Darwin.
Pour un nombre d'espèces non quantifiable cependant, les vides sont remplis d'une myriade de façons, incluant l'extrapolation et les estimations approximatives. Prenez l'éléphant
africain, qui a été enlevé de la liste "à haut risque" l'année dernière. Bien que les éléphants soient bien étudiés, et que beaucoup plus d'information soit disponible pour évaluer
leur risque d'extinction que pour la plupart des autres espèces, une grande partie de cette information est de mauvaise qualité. Pourtant, si seulement les données solides avaient
été utilisées, "nous aurions enregistré une augmentation massive et fausse" dit Julian Blanc, ancien dirigeant de la base de données de l'éléphant africain, Nairobi, Kenya. Au lieu
de cela, lui et ses collègues choisirent de mettre en commun toutes les données sans se soucier de leur solidité
(3).
Ceux qui dirigent et qui participent à la formation de la Liste Rouge, ne voient pas là un problème, ils soulignent que le système est fait pour mesurer rapidement le risque d'extinction. "Nous avons le sentiment qu'il se pratique de nombreuses estimations approximatives. C'est sans doute vrai, mais ce n'est pas exagéré", dit Georgina Mace de l'Imperial Collège à Londres, qui a défini la méthodologie avec Russell Lande, lui aussi de l'Imperial. "La liste fait ce que fait l'infirmier d'accueil et orientation dans un hôpital: chercher les symptômes révélateurs d'un problème. L'étape suivante est de vérifier s'il faut intervenir". En réalité, "la meilleure chose qui puisse arriver à une espèce, c'est d'être enregistrée. Ainsi, on s'en préoccupe et l'espèce se porte mieux", dit Jon Paul Rodriguez de l'Institut Vénézuélien des Recherches Scientifiques à Caracas, président adjoint de la Commission de l'IUCN pour la Survie des Espèces.
Cependant, même si l'IUCN souligne fréquemment que la Liste rouge ne devrait pas être utilisée seule pour déterminer les priorités de la conservation comme c'est souvent le cas, et si cela signifie que de l'argent est gaspillé pour certaines espèces, alors qu'il pourrait être mieux utilisé ailleurs, "la Liste rouge est un cadre permettant les meilleures estimations possibles. Le processus est supposé tenir compte du doute, mais le doute n'est jamais ni transmis dans la publication des résultats, ni utilisé dans les avis sur les politiques à mettre en place", dit Adrian Newton, qui soutient que la Liste Rouge ne devrait pas être utilisée pour évaluer l'année prochaine le succès de l'objectif de 2010 de la Convention sur la Diversité Biologique.
"La Liste Rouge est un instrument pour la conservation incroyablement puissant et innovateur, dit de son côté Graham Webb, mais il a besoin de continuer à s'améliorer et de devenir plus précis."
La Liste rouge est souvent utilisée pour décider comment dépenser au mieux les dollars de la conservation, mais n'est-il pas possible de mieux procéder?
Pour Hugh Possingham de l'Université du Queensland à Santa Lucia, Australie, les tentatives précédentes pour rendre de telles décisions plus rationnelles, en utilisant un système
de points par exemple, ont toutes échoué à prendre en compte de façon adéquate deux facteurs vitaux.
Ce sont:
les chances de succès et le rôle contraignant de l'argent. Pour trouver une solution à ce problème, Possingham et son équipe ont créé ce qu'ils appellent le Protocole d'Evaluation
des Priorités (PEP), qui fonctionne de la même façon qu'une analyse économique du rapport coût-efficacité (Conservation Biology, DOI: 10.1111/j.1523-1739.2008.01124.x).
L'équipe a testé le PEP sur 32 espèces menacées, avec un budget fixe. Quand les espèces étaient classées seulement d'après la façon spécifique dont elles évoluaient, ou leur "valeur", on trouvait de l'argent pour sauver 11 espèces. Quand les priorités furent établies en fonction cette fois de la valeur et du coût du sauvetage, de la probabilité de succès et du bénéfice attendu, 16 ont pu être sauvées. "La formule permet que certains facteurs se compensent rationnellement et d'optimiser mathématiquement l'allocation des fonds", dit Possingham. Ces deux dernières années , le Département de la Conservation de la Nouvelle Zélande a utilisé le PEP pour déterminer les espèces à sauver en priorité parmi les 649 menacées.
(1) Note de la traduction: Le lien ci dessus ne permet plus l'accès direct et gratuit à l'article, nous joignons donc l'article original en anglais à la suite de la traduction. Son titre précis est: "Flawed Red List putting species at risk", traduit ci dessous: "Les imperfections de la Liste Rouge mettent des espèces en danger."
(2) Note de la traduction: Dans la revue mentionnée ci-dessus ("Recherche sur les espèces en péril"), ce spécialiste des tortues et un de ses collègues signent un
article intitulé: "Seeing past the red: flawed
IUCN global listings for sea turtles ". On peut y lire:
"La mise en application de la Liste Rouge actuelle, basée sur des critères défectueux, pose des problèmes de crédibilité. Quand une espèce que l'on compte par millions d'individus
dans le bassin océanique est classée au même niveau de "très haut risque d'extinction à l'état sauvage" que des espèces représentées par seulement quelques individus, il ya quelque
chose de fondamentalement faux dans le système d'évaluation"
(3) Note de la traduction: Le lien renvoie aux pages en anglais de la liste rouge consacrées à cet éléphant. De longs commentaires montrent clairement le flou dans la
connaissance réelle de l'espèce en elle même et de sa répartition malgré les innombrables études qui lui sont consacrées. Cette phrase résume la situation: "L'espèce a été l'objet
d'un nombre considérable de recherches, mais quelle que soit le période envisagée il est difficile d'obtenir sa distribution sur l'ensemble du continent et l'estimation de la
densité de sa population" /"The species has been the subject of considerable research, but continent-wide distribution and density estimates are difficult to obtain for any one
time period"/.
La remarque de Julian Blanc mérite d'être souligné: de fait, alors que les "données solides" montraient une augmentation de la population, celles-ci sont jugées "fausses", au nom
de quoi sinon d'une idéologie pour laquelle cette population ne peut être qu'en déclin, et il choisit d'amalgamer toutes sortes de données pour arriver à prouver la thèse de la
menace qui prévalait avant toute analyse! Démarche totalement anti-scientifique.