Patrick Edlinger est incontestablement le précurseur de l’escalade moderne.
Au début des années 1980, cette pratique de la varappe en falaise restait un entrainement pour les
alpinistes.
Avec Patrick Edlinger et la vulgarisation de l’escalade via les médias, c’est un tournant qui se crée et qui ne s’arrêtera pas.
1986, première grande compétition en France avec
le Grand Prix de France à Troubat dans les Hautes-Pyrénées qui se renouvèlera en 1987.
Grand débat: pour ou contre la compétition.
On guette la participation ou non de tel ou tel grimpeur.
Si Edlinger n’était pas à Troubat contrairement à d’autres grands grimpeurs, en 1985 il était en Italie à Barnodeccia. Sa disparition est un autre tournant dans le
comportement des grimpeurs. Les anciens étaient en communion avec la nature, avec la falaise et développaient cette notion de partage au sein d’une communauté. Les nouveaux sont
sans doute plus techniques et plus individuel.
Question d’époque.
Où est passé le bon sauvage de l'escalade? Patrick Edlinger, gravissant seul et sans corde une falaise du Verdon dans un documentaire diffusé sur Antenne 2, un soir de 1982, avait fait naître ce mythe sportif. C'était un nomade demi-nu, vivant dans son camion, à qui suffisait "un verre d'eau et un sandwich" entre deux ascensions pour vivre heureux.
Son personnage de clochard céleste avait d'emblée séduit les foules. L'escalade, jusqu'alors considérée comme une simple extension de l'alpinisme, était devenue, presque du jour au lendemain, un sport à part entière. Elle se teintait au passage d'un esprit rebelle, écologiste, parfois un brin mystique. Elle avait un côté enfant de 1968, en rupture avec le consumérisme de l'époque.
La mort d'Edlinger, le 16 novembre, a réveillé ce mythe. Pourtant, les nécrologies parues ici et là ont rappelé que ce blond sauvage au doux regard et au verbe calme était avant tout un formidable compétiteur. Il n'avait pas rechigné, au milieu des années 1980, à abandonner un temps la nature et les falaises pour remporter les premières compétitions organisées dans sa discipline, sur des prises de résine artificielles et dans des salles qui ressemblent à celles où l'on pratique la gymnastique ou le fitness.
Trente ans plus tard, l'escalade est devenue un sport mature. Elle a pris forme à l'école de l'Edlinger de la deuxième époque: celui des salles de sport, bien plus que celui des falaises. Pierre-Henri Paillasson, directeur technique de la fédération française de la montagne et de l'escalade et ancien entraîneur de l'équipe de France durant la décennie 2000, le regrette: les "grimpeurs" de compétition ne sortent presque plus en falaise, sauf en période de repos, pour leur plaisir. La salle, où ont lieu toutes les compétitions, requiert des efforts intenses et brefs. Pour pouvoir enchaîner ces mouvements explosifs, ils s'entraînent le plus clair de leur temps sans voir le ciel.
Pire! Les athlètes sont devenus polis, propres sur eux. "Ce ne sont plus des marginaux, des grimpeurs autonomes, un peu sauvages. Ce sont des sportifs encadrés par une fédération, de bons élèves issus des centres d'entraînement, des compétiteurs comme les autres", dit Paillasson.
Cette évolution est logique: l'escalade s'est institutionnalisée autour d'un circuit de coupe du monde aujourd'hui stable, qui compte sept étapes (le dernier championnat a eu lieu à Bercy en septembre 2012). Le Comité international olympique décidera en octobre prochain si elle mérite de figurer aux JO, en 2020. Le petit groupe de professionnels que ce sport fait vivre s'en félicite. Mais un doute les effleure parfois: où sont passées les mânes d'Edlinger grimpant pieds-nus, pour la beauté du geste, sous le soleil? La "grimpe" se serait-elle embourgeoisée?
Par un petit tour à La Palud-sur-Verdon (Alpes-de-Hautes-Provence), on peut se convaincre du contraire. La Palud, c'est un village de 300 habitants posé sur une pente douce, qui casse net, à 3 kilomètres du clocher, dans les gorges du Verdon. Les puissants murs de calcaire qui s'étendent sous le village lui ont fait une réputation mondiale dans les années 1980. C'est ici que Patrick Edlinger a ouvert ses voies les plus célèbres, avant d'ouvrir un gîte au village, quand une chute l'a contraint à abandonner le haut niveau, en 1995.
Aujourd'hui, le grimpeur le plus célèbre du lieu se nomme Bruno Clément, dit "Graou". C'est une drôle de célébrité, qui n'a jamais participé à une compétition ni exercé d'autre métier que celui, estival, de moniteur d'escalade: un petit bonhomme aux gros doigts courts, à la tête de pierre rougie par l'air froid, qui vous regarde parfois si fixement, en souriant, sans ciller, que vous ne savez plus très bien s'il rit avec vous ou s'il se moque.
De son activité rémunérée, Bruno Clément dit: "Ça gagne mal, mais c'est suffisant." Elle lui permet d'assurer l'entretien d'une maison faite de bric et de broc posée au-dessus de La Palud, avec son piano droit, sa collection de cailloux, ses deux trampolines et ses activités clairement réparties: une salle de vie pour lui, sa compagne et ses deux fils, et une salle d'escalade pour son cadet. Tout le monde dort en hauteur, dans deux mezzanines au ras du plafond. Des chanterelles sèchent derrière l'un des murs d'escalade.
Son métier saisonnier permet aussi à Bruno Clément de plonger dans les gorges chaque jour, été comme hiver, pour y chercher de nouvelles voies d'escalade. Seul la plupart du temps, il suspend sa corde en haut des falaises et descend essayer un pas retors, une dalle lisse et longue, aux prises concaves que la lumière rasante révèle. A l'aide d'une perceuse, il pose des points d'ancrage de métal, sur lesquels il pourra fixer mousquetons et corde. Puis, quand il a reconnu son itinéraire, il tente l'ascension complète depuis le bas de la falaise. Il appelle cela "jeter des lignes un peu au hasard", dans les recoins peu explorés des gorges. Ceux qui tiennent à jour la carte des voies aménagées ont bien du mal à suivre son avancée sauvage.
L'exigence de Clément, son énergie, font rêver certains grimpeurs de haut niveau. Catherine Destivelle, pionnière de l'escalade libre, n'est pas loin de voir en lui un gardien du temple, tout comme Pierre-Henri Paillasson, le directeur technique de la fédération. On comprend, quand le grimpeur professionnel Arnaud Petit parle de l'ouvreur du Verdon, que ce dernier maintient une sorte de flamme. Tant que l'un des leurs vit dans les gorges, rien n'est perdu.
La trajectoire d'Arnaud Petit, 41 ans, et celle de son frère, François, 37 ans, est un bon reflet de l'évolution récente de l'escalade. A la fin des années 1990, François avait dominé la discipline, remportant deux coupes du monde en 1995 et en 1999, et le championnat du monde en 1997. En 1996, il avait terminé deuxième du circuit, derrière son grand frère, qui emportait la coupe lors la dernière compétition. Depuis, leur rivalité a pris fin.
François est devenu un entrepreneur de l'escalade urbaine, en salle, à mille lieux des falaises. II est le patron du Mur de Lyon, l'une des plus grandes salles de France: plus de 200.000 entrées par ans. Ces deux dernières années, il était l'entraîneur de l'équipe nationale d'escalade. Il est fier d'avoir vu les athlètes français monter pour la première fois depuis huit ans sur des podiums internationaux.
Arnaud, lui, promène désormais son long corps sec, son regard ahuri et sa bonhomie à travers le monde, à la recherche de "big walls", ces grands murs de plus de 500 mètres de hauteur, qu'il gravit avec sa femme, Stéphanie Bodet.
Ensemble, ils ont escaladé en Patagonie, en Afrique du Sud, au Pakistan, en Chine. Ils retournent régulièrement dans certains sites de l'Atlas marocain et de Madagascar, recherchant "une simplicité de vie" au pied des falaises, dit Arnaud Petit, "qui était celle de [ses] grands-parents", nés dans la vallée de la Maurienne, en Savoie.
Sur ces parois vertigineuses, ils dorment parfois pendant deux semaines entre ciel et terre, dans des tentes semi-rigides suspendues. "On y est coupés du monde, sans contrainte extérieure, toutes nos pensées, nos efforts concentrés sur le mur". Ils portent vivres et réchauds, se relaient pour avancer "en tête": en premier de cordée, la position la plus difficile, celle où la chute est la plus dangereuse. "Le plus plaisant, c'est d'ouvrir une voie qui n'a jamais été faite. Tu n'as pas de références, pas d'indications de durée. Tu as le privilège d'inventer ton jeu, de passer là où tu l'as choisi, en espérant trouver la ligne de faiblesse du mur qui te permettra de passer," dit-il. Leurs voyages sont financés par des marques de sport, par des conférences en entreprise sur la prise de risque ou le travail en équipe et par quelques livres.
Les sponsors diffusent leurs exploits sur Internet et sur les chaînes spécialisées. Ces images tanguent pour la plupart à la frontière du film de genre et de la publicité. Elles émeuvent, pourtant. Selon Pierre-Henri Paillasson, les athlètes de l'escalade sont nombreux à parcourir le monde, comme Arnaud Petit, une fois la compétition abandonnée. "Les Français sont moins d'une dizaine à en vivre grâce aux sponsors, mais les autres continuent à grimper, en amateurs: ils voyagent."
Auteur: Louis Imbert
Source: Le Monde.fr du 17.12.2012